CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 9

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à M. l’abbé de Voisenon

 

A Ferney, 28 Février 1763.

 

 

          Mon très cher et très aimable confrère, en même temps que c’est à ce que vous avez déjà fait connaître de vos talents que, etc. ; voilà une belle phrase (1) ; mais il me paraît que mon cher évêque a tout un autre style. Je ne sais pas si votre teint était couleur jaune ce jour-là, mais le coloris de votre discours était fort brillant.

 

          En vous remerciant de la félicité et de la fleurette dont vous m’honorez (2), voulez-vous que je vous parle net ? ni Crébillon ni moi ne méritons tant de bontés. Entre nous, je ne connais pas une bonne pièce depuis Racine, et aucune avant lui où il n’y ait d’horribles défauts. Si vous avez jamais pu vous résoudre à lire tout Corneille (ce qui est une très rude pénitence), vous aurez vu que c’est lui qui a toujours cherché à être tendre ; il n’y a pas une de ses pièces (j’en excepte Chimène et Pauline) où il n’y ait un amour postiche et ridicule, très ridiculement exprimé.

 

          C’est Racine qui est véritablement grand, et d’autant plus grand, qu’il ne paraît jamais chercher à l’être ; c’est l’auteur d’Athalie qui est l’homme parfait. Je vous confie qu’en commentant Corneille je deviens idolâtre de Racine. Je ne peux plus souffrir le boursouflé et une grandeur hors de nature.

 

          Vous savez bien, fripon que vous êtes, que les tragédies de Crébillon ne valent rien ; et je vous avoue en conscience que les miennes ne valent pas mieux ; je les brûlerais toutes, si je pouvais ; et cependant j’ai encore la sottise d’en faire, comme le président Lubert jouait du violon à soixante-dix ans, quoiqu’il en jouât fort mal, et qu’il fût cependant le meilleur violon du parlement.

 

          Savez-vous la musique ? tenez, voilà ce qu’on m’envoie ; je vous le confie ; mais ne me trahissez pas (3).

 

          Vous embrassez madame Denis ; eh bien ! elle vous embrasse aussi ; mais elle est bien malade. Je lui lirai votre discours dès qu’elle se portera mieux. J’ai envie de vous faire une niche, de copier tout ce que vous me dites de madame la duchesse de Grammont, et de le lui envoyer. Je n’ai l’honneur de la connaître que par ses lettres, où il n’y a jamais rien de trop ni de trop peu, et dont chaque mot marque une âme noble et bienfaisante. Je lui ai beaucoup d’obligation ; elle a été la première et la plus généreuse protectrice de mademoiselle Corneille. Il s’est trouvé heureusement que mademoiselle Corneille en était digne ; c’est la naïveté, l’enfance, la vérité, la vertu même. Je rends grâces à Fontenelle de n’avoir pas voulu connaître cet enfant-là.

 

          Mon cher confrère, je ne souhaite plus qu’une chose, c’est que vous soyez bien malade, que vous ayez besoin de Tronchin, et que vous veniez nous voir. Je vous embrasse de tout mon cœur, et en vérité je vous aime de même. Je vise à être un peu aveugle. Dieu me punit d’avoir été quelquefois malin ; mais vous me donnerez l’absolution.

 

 

1 – Elle est dans la réponse du duc de Saint-Aignan à Voisenon. (G.A.)

2 – Voisenon, dans son Discours, avait loué Voltaire. (G.A.)

3 – La musique de l’Hymne sur Pompignan. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Le 2 Mars 1763.

 

 

          En réponse à la lettre de mon cher frère, du 23 février, je lui dirai : Mes frères, il ne faut pas calomnier les malheureux, surtout quand on n’a pas besoin de leur imputer des crimes. Vous devez vous apercevoir que je n’ai pas ménagé les jésuites ; mais je soulèverais la postérité en leur faveur, si je les accusais d’un crime dont l’Europe et Damiens les ont justifiés. Je ne puis et ne dois dire que ce qui est dans le procès. J’ai rempli le devoir d’historien ; et je ne serais qu’un vil écho des jansénistes, si je parlais autrement.

 

          Comment pouvez-vous dire que l’inf… n’a aucune part au crime de ce scélérat ? Lisez donc sa réponse ; C’est la religion qui m’a fait faire ce que j’ai fait (1). Voilà ce qu’il dit dans son interrogatoire : je ne suis que son greffier.

 

          Mon cher frère, je hais toute tyrannie, et je ne serai jamais ni jésuite, ni janséniste, ni parlementaire.

 

          J’avais depuis longtemps l’énorme compte du procureur général de Provence (2) : j’ai une bibliothèque entière des livres faits depuis trois ans contre les jésuites. Dans quelque temps on ne se souviendra plus de tous ces livres, et l’on dira seulement : Il y eut des jésuites. Je suis honteux de demander toujours  des livres, et de vous fatiguer de mes importunités ; je crois que j’aurai bientôt une bibliothèque aussi nombreuse que celle de M. le marquis de Pompignan. (3).

 

          On a oublié, ce me semble, dans les petites plaisanteries que mérite Simon Le Franc, la guerre éternelle qu’il a jurée aux incrédules, dans le village de Pompignan. Remercions bien Dieux de l’excès de son ridicule. Je vous réponds que si ce petit président des aides de province n’était pas le plus impertinent des hommes, il serait le plus dangereux.

 

          Il y a bien une autre bouffonnerie de ce Simon. Vous savez sans doute l’aventure du garde des sceaux, du secrétaire Carpot, et des lettres patentes (4) ; cela est délicieux, et l’emporte sur tout le reste.

 

          Et vive le roi et Simon Le Franc !

 

Ecr. L’inf.

 

 

1 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, ch. XXXVII. (G.A.)

2 – Ripert de Monciar. (G.A.)

3 – Voyez les Facéties sur Pompignan.

4 – Carpot, secrétaire du roi, avait présenté au garde des sceaux des lettres patentes qui érigeaient en marquisat la terre de Pompignan, avec une longue énumération des services rendus à la monarchie, depuis sa fondation, par la maison Le Franc de Pompignan. « Qui a rédigé un pareil préambule ? dit le ministre. – M. Le Franc lui-même ; mais j’en ai retranché les trois quarts. – Eh bien ! retranchez l’autre quart, et nous verrons. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

A Ferney, le 2 Mars 1763.

 

 

          Je vois, monsieur, par votre lettre du 18 Février, que vous êtes l’apôtre de la raison. Vous rendez service à l’humanité, en détruisant, autant que vous le pouvez, dans votre province, la plus infâme superstition qui ait jamais souillé la terre. Nous sommes défaits des jésuites, mais je ne sais si c’est un si grand bien ; ceux qui prendront leur place se croiront obligés d’affecter plus d’austérité et plus de pédantisme. Rien ne fut plus atrabilaire et plus féroce que les huguenots, parce qu’ils voulaient combattre la morale relâchée. Nous sommes défaits des renards, et nous tomberons dans la main des loups. La seule philosophie peut nous défendre. Il serait à souhaiter que le Sermon des Cinquante fût dans beaucoup de mains ; mais malheureusement je ne puis plus en trouver.

 

          J’ai trouvé un Testament de Jean Meslier que je vous envoie. La simplicité de cet homme, la pureté de ses mœurs, le pardon qu’il demande à Dieu, et l’authenticité de son livre, doivent faire un grand effet.

 

          Je vous enverrai tant d’exemplaires que vous voudrez du Testament de ce bon curé. L’affaire des Calas a été rapportée ; elle est en très bon train ; je réponds du succès. C’est un grand coup porté à la superstition ; j’espère qu’il aura d’heureuses suites.

 

          J’ai marié mademoiselle Corneille à un jeune gentilhomme de mon voisinage infiniment aimable ; c’est un de nos adeptes, car il a du bon sens. Adieu, monsieur ; cultivez la vigne du Seigneur ; conservez-moi vos bontés, et soyez persuadé de mon tendre respect. Christmoque.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

2 Mars 1763.

 

Des pigeons dans un casque ont niché leurs petits :

Le dieu Mars et Vénus de tout temps sont amis.

 

Anthol. Grec.

 

 

          Il en est de ces imitations des vers latins comme des sottises, les plus courtes sont les meilleures.

 

          Les plats que nous sert Simon Le Franc sont bien plus plaisants et plus originaux. Je ne sais rien de comparable à l’aventure des lettres patentes et de M. Carpot.

 

          Enfin, mon cher frère, je suis content de vous.

 

 

.  .  .  .  .  .  . Vitanda est improba Siren

Desidia.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

HOR., lib. II., sat. III.

 

 

          Il serait bon que Pindare Le Brun ou Lycophron Zoïle eût la lettre à M. d’Alembert (1). Il m’a mandé que vous désapprouviez le mariage de M. Dupuits avec mademoiselle Corneille ; mais je crois que vous ne désapprouvez que ses écrits et ses méchancetés. Ecrivez-moi, je vous en prie. Madame Denis a besoin de vos lettres autant que moi. Elle est très malade depuis un mois, et vos lettres lui font plus de bien que Tronchin. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Du 4 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

2 Mars 1763 (1).

 

 

          M. de Radonvilliers (2), soit ; mais il faut absolument mon cher frère, que vous ayez la place suivante et que frère Diderot soit ensuite des nôtres.

 

          Votre Poétique sera une nouvelle clef qui vous ouvrira toutes les portes. J’ai toujours été fâché qu’un vil coquin comme Fréron vous ait fait abandonner la poésie. N’oubliez pas de peindre, je vous prie, ces misérables Zoïles qui se mêlent de juger ce qu’ils n’entendent point.

 

          L’aventure de M. Carpot et des lettres patentes est délicieuse et vaut encore mieux, s’il est possible, que le sermon prêché à Pompignan. Madame Denis en a bien ri, toute malade qu’elle est depuis un mois.

 

          Tout ce qui est à Ferney vous embrasse de tout son cœur.

 

 

N.B. – Est-il vrai que La Popelinière a eu l’avantage de mourir cocu ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Ancien précepteur du dauphin, esprit fort médiocre, qui fut en effet élu par l’Académie. (A. François)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Le 5 mars 1763.

 

 

          Mon cher frère, j’attends votre petite Pompignade (1), dont les notes me réjouiront. J’attends surtout des nouvelles de la seconde représentation de la pièce de M. de Crosne (2), qu’on dit fort bonne. Je me flatte toujours que cette affaire des Calas fera un bien infini à la raison humaine, et autant de mal à l’inf…

 

          Mettez-moi au fait, je vous en conjure, de l’aventure de l’Encyclopédie  (3). Est-il bien vrai qu’après avoir été persécutée par les Omer et les Chaumeix, elle l’est par les libraires ? est-il vrai que la mauvaise foi et l’avarice aient succédé à la superstition, pour anéantir cet ouvrage ? Si cela est, ne pourrait-on pas renouer avec l’impératrice de Russie ? Après tout, si les auteurs sont en possession de leurs manuscrits, ils n’ont qu’à aller où ils voudront. La véritable manière de faire cet ouvrage en sûreté était de s’en rendre entièrement le maître, et d’y travailler en pays étranger. Je plains bien le sort des gens de lettres ; tantôt un Omer leur coupe les ailes, et tantôt des fripons leur coupent la bourse.

 

          Est-il vrai que M. Saurin aura le poste que Catherine destinait à mon frère d’Alembert ? En ce cas, ce poste serait toujours occupé par un frère, et il y aurait de quoi lever les mains au ciel en action de grâces, tandis qu’à Paris on lève les épaules sur les Pompignan, et sur les Le Brun, et sur tant d’autres misères.

 

          On demande dans les provinces des Sermons et des Meslier (4) : la vigne ne laisse pas de se cultiver, quoi qu’on en dise.

 

          Mon frère Thieriot est prié de me dire combien il y a encore de petits Corneilles dans le monde ; il vient de m’en arriver un qui est réellement arrière-petit-fils de Pierre, par conséquent très bon gentilhomme. Il a été longtemps soldat et manœuvre ; il a une sœur cuisinière en province, et il s’est imaginé que mademoiselle Corneille, qui est chez moi, était cette sœur. Il vient tout exprès pour que je le marie aussi ; mais comme il ressemble plus à un petit-fils de Suréna et de Pulchérie qu’à celui de Cornélie et de Cinna, je ne crois pas que je fasse sitôt ses noces.

 

          J’embrasse tendrement mon frère. Je suis aveugle et malingre. Ecr. L’inf…

 

 

1 – Lettres de Paris. Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)

2 – Rapporteur de l’affaire Calas. (G.A.)

3 – L’imprimeur Lebreton s’était permis de corriger Diderot sans lui rien dire. (G.A.)

4 – Voyez la lettre à d’Argence de Dirac du 2 Mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

Aux Délices, le 7 Mars 1763.

 

 

          Votre éminence, monseigneur, doit avoir reçu une lettre du pauvre Tirésie (1), adressée à Vic-sur-Aisne, pendant qu’elle daignait me faire des reproches de mon silence. Vous êtes englobé dans l’Académie française, qui a daigné signer en corps au mariage de notre Marie Corneille.

 

          Il faut, pour vous amuser, que M. Duclos vous envoie l’Héraclius espagnol, dont on dit que Corneille a tiré le sien, vous rirez, et il est bon de rire.

 

          Votre éminence a la bonté de me parler d’Olympie, j’aurai l’honneur de la lui envoyer dans quelque temps ; elle en aura perdu la mémoire, et ne jugera que mieux de l’effet qu’elle peut faire.

 

          L’affaire des Calas, ma fluxion sur les yeux, le mariage de madame Dupuits, une grosse maladie de ma nièce, m’ont un peu dérouté des amusements tragiques ; mais rien ne me détachera de votre éminence, à qui j’ai voué le plus profond et le plus tendre respect.

 

 

1 – Celle du 25 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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