CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 7

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 7

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à M. de la Michodière.

 

INTENDANT DE ROUEN.

 

A Ferney, le 13 Février 1763.

 

 

          Si j’avais des yeux, monsieur, j’aurais l’honneur de vous remercier, de ma main, de la lettre dont vous avez bien voulu m’honorer. Recevez mes très humbles compliments pour vous et M. Thiroux de Crosne, sur le mariage de madame votre fille. Celui de mademoiselle Corneille n’est pas si brillant ; je l’ai donnée à un jeune gentilhomme nommé Dupuits, dont les terres sont voisines des miennes. Il n’est encore que cornette de dragons ; mais il a un avantage commun avec M. de Crosne, celui d’être heureux par la possession de sa femme.

 

          L’affaire que M. de Crosne rapporte est un peu éloignée des agréments dont il jouit ; elle est bien funeste, et je n’en connais guère de plus honteuse pour l’esprit humain. J’ai pris la liberté d’écrire (1) à M. de Crosne sur cette affaire. Je dois me regarder en quelque façon comme un témoin. Il y a plusieurs mois que Pierre Calas, accusé d’avoir aidé son père et sa mère dans un parricide, est dans mon voisinage avec un autre de ses frères. J’ai balancé longtemps sur l’innocence de cette famille ; je ne pouvais croire que des juges eussent fait périr, par un supplice affreux, un père de famille innocent. Il n’y a rien que je n’aie fait pour m’éclaircir de la vérité ; j’ai employé plusieurs personnes auprès des Calas, pour m’instruire de leurs mœurs et de leur conduite ; je les ai interrogés eux-mêmes très souvent. J’ose être sûr de l’innocence de cette famille comme de mon existence : ainsi j’espère que M. de Crosne aura reçu avec bonté la lettre que j’ai eu l’honneur de lui écrire. Ce n’est point une sollicitation que j’ai prétendu faire, ce n’est qu’un hommage que j’ai cru devoir à la vérité. Il me semble que les sollicitations ne doivent avoir lieu dans aucun procès, encore moins dans une affaire qui intéresse le genre humain ; c’est pourquoi, monsieur, je n’ose même vous supplier d’accorder vos bons offices ; on ne doit implorer que l’équité et les lumières de M. de Crosne. Vous avez lu les factums, et je regarde l’affaire comme déjà décidée dans votre cœur et dans celui de M. votre gendre.

 

          J’ai l’honneur d’être avec bien du respect, etc.

 

 

1 – Le 30 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

A Ferney, 13 Février 1763.

 

 

          Je deviens à peu près aveugle, monsieur. Un petit garçon qui passe pour être plus aveugle que moi, et qui vous a servi comme s’il était clairvoyant, s’est un peu mêlé des affaires de Ferney. Ce fut hier que le mariage fut consommé ; je comptais avoir l’honneur d’en écrire à votre excellence. Deux époux qui s’aiment sont les vassaux naturels de madame l’ambassadrice et de vous. Je goûte le seul bonheur convenable à mon âge, celui de voir des heureux. Il y a de la destinée dans tout ceci, et où n’y en a-t-il point ?

 

          J’arrive au pied des Alpes, je m’y établis ; Dieu m’envoie mademoiselle Corneille, je la marie à un jeune gentilhomme qui se trouve tout juste mon plus proche voisin ; je me fais deux enfants que la nature ne m’avait point donnés ; ma famille, loin d’en murmurer, en est charmée : tout cela tient un peu du roman.

 

          Pour rendre le roman plus plaisant, c’est un jésuite qui a marié mes deux petits. Joignez à tout cela la naïveté de mademoiselle Corneille, à présent madame Dupuits, naïveté aussi singulière que l’était la sublimité de son grand-père.

 

          Je jouis d’un autre plaisir, c’est celui du succès de l’affaire des Calas : elle a déjà rapportée au conseil de la manière la plus favorable, c’est-à-dire la plus juste. Ceci est bien une autre preuve de la destinée. La veuve Calas était mourante auprès de Toulouse ; elle était bien loin de venir demander justice à Paris. Elle disait : Si le fanatisme a roué mon mari dans la province, on me brûlera dans la capitale. Son fils vient me trouver au milieu de mes neiges. Quel rapport, je vous prie, d’une roue de Toulouse à ma retraite ! Enfin nous venons à bout de forcer cette femme infortunée à faire le voyage, et, malgré tous les obstacles imaginables, nous sommes sur le point de réussir : et contre qui ? contre un parlement entier ; et dans quel temps ! Repassez, je vous prie, dans votre esprit, tout ce que vous avez fait et tout ce que vous avez vu ; examinez si ce qui n’était pas vraisemblable n’est pas toujours précisément ce qui est arrivé, et jugez s’il ne faut pas croire au destin, comme les Turcs. Qui aurait dit, il y a cinq ans, que le roi de Prusse résisterait aux trois quarts de l’Europe, et que vous seriez trop heureux de céder le Canada aux Anglais ?

 

          Vous n’aurez rien de moi, monsieur, pour le mois de février ; mais, à la fin de mars, je vous demanderai votre attention sur quelque chose de fort sérieux.

 

          Je me mets aux pieds de vos deux très aimables excellences ; madame Denis et mes deux petits (1), qui demeurent toujours avec moi, joignent leurs sentiments aux miens, et notre petit château espère toujours avoir l’honneur de vous héberger quand vous prendrez le chemin de la France. VOLTAIRE l’aveugle.

 

 

1 – M. et madame Dupuits. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis Albergati Capacelli.

 

A Ferney, 14 Février 1763.

 

 

          Que vous êtes heureux, monsieur, et que je suis malheureux ! Vous et vos amis vous faites de beaux vers ; vous avez votre beau théâtre parmi de jeunes seigneurs et de jeunes dames qui se perfectionnent dans le bel art de la déclamation, c’est-à-dire dans l’art de se rendre maître des cœurs. Pour moi, je deviens sourd et aveugle de plus en plus. La ville de Genève ne me fournit presque plus d’acteurs ni d’actrices ; j’avais fait venir Lekain, qui est le meilleur comédien de Paris ; mais il a fallu bientôt le rendre à la capitale : en un mot, je crois que je ferai bientôt une grange de mon théâtre, et que j’y mettrai des gerbes de blé au lieu de lauriers.

 

          J’avais un peu de honte de me donner du plaisir à l’âge de soixante et dix ans, mais j’ai été un peu rassuré par un vieux fou qui en a soixante et dix huit, et qui joue la comédie, étant paralytique ; il s’appelle Le … Il m’a mandé qu’il jouait Lusignan dans Zaïre avec beaucoup de succès ; qu’il se faisait porter sur un brancard, et qu’en un mot on n’avait pas besoin de jambes pour jouer la comédie. Il a raison, mais on a besoin d’yeux et d’oreilles.

 

          Je crois qu’on aura incessamment à Paris une pièce du peintre de la nature, notre cher Goldoni. Je souhaite que tous les Français soient en état de sentir tout son mérite. Un homme qui entend parfaitement l’italien me mande qu’il est extrêmement content de la pièce dont notre cher Goldoni a honoré notre théâtre.

 

          Ah ! monsieur, si je n’avais pas bientôt soixante et dix ans, vous me verriez à Bologna la grassa.

 

          La riverisco di cuore.

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

15 Février 1763.

 

 

          Mes anges, maman Denis est toujours malade, moi aveugle, et le tuteur de M. Dupuits sourd ; tout cela a dérangé notre petite fête à la Pompignan. Nous n’avons point tiré de canon, maman n’a point soupé, et on s’est marié sans cérémonie.

 

          Je réponds à la lettre dont madame d’Argental honore ma nièce. Elle me l’a montrée, et j’ai été très affligé qu’elle ait pu s’attirer quelques reproches en vous donnant, sans me consulter, des paroles qu’elle ne pouvait pas donner, et qui ne dépendant point du tout d’elle. Elle m’a répondu que, dans sa lettre du 6 de janvier, elle avait eu l’honneur de vous écrire nos intentions ; mais des intentions ne sont pas un contrat. Nous avons eu beaucoup de peine à faire regarder, par ce tuteur de M. Dupuits, l’espérance de la vente d’un livre comme une dot. Ce sourdaud est un vieux marin à peu près de mon âge, et plus difficile que moi en affaire. Son neveu a un très joli bien, précisément à ma porte ; il était parfaitement informé de la condition du père et de la mère, qui ne descendent point de Pierre Corneille, et qui ne participent en rien aux prérogatives de la branche éteinte. C’est, par parenthèse, une obligation que nous avons à Fréron, qui eut, il y a plus d’un an, l’insolence impunie d’imprimer dans ses feuilles que le père de mademoiselle Corneille était un facteur de la petite poste, à cinquante francs par mois ; et cette injure personnelle nous fit manquer alors un mariage. Celui-ci est beaucoup plus avantageux que celui qui fut manqué ; mais nous n’aurions jamais pu parvenir à le faire si nous avions insisté sur le partage du produit des souscriptions, que le tuteur a regardé et regarde encore comme un objet fort mince.

 

          Le Cramer que vous voyez à Paris avait offert de donner quarante mille francs du produit des souscriptions et de la vente de l’édition, et ensuite il avait laissé tomber cette offre. On savait très bien dans Genève que nos seigneurs de France avaient donné leurs noms, et rien de plus, et qu’un d’eux ayant souscrit pour vingt louis d’or, en avait payé un. Les Cramer avaient fait retentir que M. le contrôleur-général avait demandé deux cents exemplaires payables en papiers royaux, à huit francs l’exemplaire au-dessous de la valeur ; et ce n’est qu’après les fiançailles que nous avons appris les nouvelles offres de M. Bertin.

 

          Les Anglais qui sont à Genève se moquaient un peu de notre générosité française. On nous disait encore que les libraires de Paris, ayant dans leurs magasins deux éditions de Corneille qui pourrissent, se plaignaient continuellement de la nôtre, et empêchaient plusieurs personnes de souscrire. Le sieur Philibert Cramer était trop occupé des plaisirs de Paris pour me rendre le moindre compte, pendant que je travaillais nuit et jour à des commentaires très fatigants qui me font enfin perdre les yeux.

 

          Si dans de pareilles circonstances j’avais voulu couper en deux la partie de la dot fondée sur les souscriptions, soyez très sûrs, mes anges, qu’on m’aurait remercié sur-le-champ, en se moquant de moi. Le père et la mère de madame Dupuits n’y perdront rien ; leur fille les a nourris du bout de ses dix doigts, avant qu’ils eussent été présentés à M. de Fontenelle ; elle ne manquera jamais à son devoir, et j’y mettrai bon ordre. Le contrat est fait dans la meilleure forme possible. Ne troublons point les plaisirs de deux amants, et jouissons tranquillement du fruit de nos peines, et de la consolation que me donne madame Dupuits dans ma vieillesse.

 

          Permettez-moi de vous supplier encore d’empêcher Philibert Cramer de faire présenter aux spectacles et aux promenades des billets de souscription, comme des billets d’huîtres vertes : l’ami Fréron ne manquerait pas d’en faire de mauvaises plaisanteries dans ses belles feuilles.

 

          On m’a mandé que l’affaire des Calas avait été rapportée par M. de Crosne, et qu’il a très bien parlé. Je vous assure que toute l’Europe a les yeux sur cet évènement.

 

          J’ai lu le Second Appel à la Raison (1). Je ne sais rien de si insolent et de si maladroit. Les jésuites ont des amis dans le parlement de Bourgogne, mais certainement ils n’en auront plus quand on connaîtra ce libelle. Ils étaient des tyrans du temps du père Letellier ; ils ne sont aujourd’hui que des fous.

 

          J’ai un jésuite pour aumônier, mais je donnerais volontiers ma voix pour abolir l’ordre. Je n’ai vu qu’une seule bonne chose dans tout ce qu’ils ont écrit, c’est qu’ils ont prouvé invinciblement ce que j’avais déjà dit (2) dans quelques petites réflexions sur Pascal, que les jacobins avaient écrit plus de sottises qu’eux. J’ai eu le plaisir de vérifier, dans saint Thomas, le docteur angélique, toute la doctrine du régicide. Que conclure de là ? qu’il serait très expédient de se défaire de tous les moines, et de se défier de tous les saints.

 

 

1 – Ce nouvel Appel est de l’abbé Caveyrac. (G.A.)

2 – On ne trouve pas cette réflexion dans les Remarques sur Pascal. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Février 1763.

 

 

          Mes anges, ceci vous amusera peut-être ; du moins en ai-je été amusé. Ce n’est qu’une chanson d’aveugle (1), mais on dit que les aveugles sont gais. J’enverrai bientôt quelque chose à mes anges de fort sérieux, car je ne laisse pas de l’être parfois. Vous savez que mon patron est l’Intimé (2), qui avait plusieurs tons.

 

          Corneille m’ennuie à présent autant que Marie m’amuse. Quel exécrable fatras que quinze ou seize pièces de ce grand homme ! Pradon est un Sophocle en comparaison, et Danchet un Euripide. Comment a-t-on pu préférer à un homme tel que Racine un rabâcheur d’un si mauvais goût, qui, jusque dans ses plus beaux morceaux, qui ne sont, après tout, que des déclamations, pèche continuellement contre la langue, et est toujours ou trivial ou hors de la nature ? Que Boileau avait bien raison de ne faire nul cas de toutes ces amplifications de rhétorique ! qu’il est rare, dans notre nation, d’avoir du goût !

 

          Madame Denis est toujours bien malade : il y a quinze jours qu’elle a la fièvre. Nous espérons que, dans peu, elle sera en état de vous écrire. Nous vous promettons d’appeler Pierre Corneille le premier enfant mâle qu’aura Manon Cornélie. Il y a en effet un pape nommé Corneille, dont on a fait un saint, parce que, dans les premiers siècles, tous les évêques  prenaient le nom de saint, au lieu de celui de monseigneur.

 

          Au reste, mes divins anges, ne soyez nullement en peine de François Corneille ni de sa petite femme ; je suis toujours le maître des arrangements, et je proportionnerai la part du père à la recette. Ai-je eu l’honneur de vous mander que le roi ne prend que douze exemplaires, et non pas cent, comme disait M. le contrôleur-général ? Sa majesté approuve beaucoup ce mariage, et fera les choses noblement.

 

          Le sang me bout sur les Calas ; quand la révision sera-t-elle donc ordonnée ?

 

          N’entendrai-je parler que du triste succès de l’impression de Dupuis et Desronais ? Le tripot a bien fait ses affaires ; mais le libraire, dit-on, fait mal les siennes. Il n’y a que la pièce de M. le duc de Praslin qui réussisse parfaitement (3)

 

 

1 – L’Hymne chanté au village de Pompignan. (G.A.)

2 – Personnage des Plaideurs, de Racine. (G.A.)

3 – La paix définitive avait été signée à Paris le 10 Février. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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