CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 6

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à Madame la comtesse d’Argental.

 

9 Février 1763.

 

 

          Madame ange, nos lettres se croisent comme les conversations de Paris. Celle-ci est une action de grâces de la part de madame Denis, qui a un érysipèle, un point de côté, la fièvre, etc. ; de la part de mon cornette de dragons, qui se jette à vos pieds, et qui baise le bas de votre robe avec transport ; de la part de Marie Corneille, qui vous écrirait un volume, si elle savait l’orthographe ; et enfin de la part de moi, aveugle, qui réunis tous leurs sentiments de respect et de reconnaissance. Il n’y a rien que vous n’ayez fait : vous échauffez les abbés de La Tour-du-Pin, vous allez exciter la générosité des fermiers-généraux. Il n’y a qu’un point sur lequel j’ose me plaindre de vous : c’est que vous avez omis la permission de la signature d’honneur de mes deux anges. Je vous avertis que j’irai en avant, et que le contrat de Marie sera honoré de votre nom ; vous me désavouerez après si vous voulez.

 

          J’ai reçu aujourd’hui une lettre de madame de Cormont. Elle demande pardon pour son dur mari ; elle me conjure de donner mademoiselle Corneille à son fils ; je lui réponds que la chose est difficile, attendu que mademoiselle Corneille est fiancée à un autre. Il y a de la destinée dans tout cela, et je crois fermement à la destinée, moi qui vous parle. Celle de M. Le Franc de Pompignan est de me faire toujours pouffer de rire (moi et le public s’entend). Oh ! la plaisante chose que son sermon et la relation de sa dédicace (1) ! On est trop heureux qu’il y ait de pareilles gens dans le monde.

 

          J’insiste pour que mon neveu d’Hornoy soit conseiller au parlement. Il ne fera jamais tant de bruit que l’abbé de Chauvelin ; mais enfin il sera tuteur des rois, et fera brûler son oncle tout comme un autre. En vérité, messieurs, sont bien tendres aux mouches. S’ils criaient pour une particule conjonctive (2), je leur dirais : Messieurs, vous avez oublié la grammaire que les jésuites vous avaient enseignée.

 

          Tout le public murmura, et le roi fut assassiné. Quel rapport cette phrase peut-elle avoir avec le parlement de Paris ? je présenterais requête au roi et à son conseil, comme les Calas, mais ce serait avant d’être roué, et je ferai l’Europe juge entre le parlement et la grammaire. Je vous parle ainsi, mes anges, parce que je vous crois plutôt ministres d’un petit-fils de Louis XIV que partisans de la Fronde. Il est doux de dire ce qu’on pense à ses anges. Je vous avoue que je suis comme Platon ; je n’aime pas la tyrannie de plusieurs. Je sais que le parlement ne m’aime guère, parce que j’ai dit dans le Siècle de Louis XIV des vérités que je ne pouvais taire. Ce motif d’animosité n’est pas trop honorable. Je vous ai dit tout ce que j’avais sur le cœur ; cela me pesait. Mais que vos bontés pour moi ne s’alarment point ; je vous réponds qu’il ne subsiste aucune particule qui puisse déplaire.

 

          Parlons du tripot pour vous égayer.

 

          On dit que la très sublime Clairon ne veut pas ôter le rôle de Mariamne à la très dépenaillée Gaussin. Que voulez-vous, ce n’est pas ma faute ; je ne peux rendre ni les hommes ni les filles raisonnables. Qui est-ce qui se rend justice ? quel est le prédicateur de Saint-Roch qui ne croie surpasser Massillon ?

 

          Je me rends justice, mes anges, en disant que mon cœur vous adore.

 

 

1 – Voyez les Facéties sur les Pompagnan. (G.A.)

2 – Voyez la lettre précédente. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Février 1763.

 

 

          Mais, mon Dieu, pourquoi un libraire est-il assez imbécile pour avoir son magasin chez lui ? il était si aisé de dérober une petite brochure (1) aux yeux des infidèles et des fripons !

 

          Voici pour amuser nos frères. Si cela n’est pas bon, du moins cela est gai ? Je présume qu’on en donnera à frère d’Alembert. L’hymne est assez plaisant à chanter avec des accompagnements (2).

 

          J’ai actuellement une bibliothèque sur l’abolition de la société de Jésus. Avant-hier il y avait deux jésuites (3) chez moi avec une nombreuse compagnie ; nous jouâmes une parade, et la voici : j’étais M. le premier président, j’interrogeai mes deux moines ; je leur dis : Renoncez-vous à tous les privilèges, à toutes les bulles, à toutes les opinions, ou ridicules ou dangereuses, que les lois de l’état réprouvent ? jurez-vous de ne jamais obéir à votre général ni au pape quand cette obéissance sera contraire aux intérêts et aux ordres du roi ? jurez-vous que vous êtes citoyens avant d’être jésuites ? jurez-vous sans restriction mentale ? A tout cela ils répondirent : Oui. Et je prononçai : La cour vous donne acte de votre innocence présente, et, faisant droit sur vos délits passés et futurs, vous condamne à être lapidés sur le tombeau d’Arnauld avec les pierres de Port-Royal.

 

          Je salue tous les frères : cependant écr. L’inf…

 

 

1 – M. Beuchot croit qu’il s’agit ici d’une saisie du Sermon des Cinquante. (G.A.)

2 – Voyez, aux POÉSIES MÊLÉES, l’Hymne chanté au village de Pompignan. (G.A.)

3 – Sans compter le P. Adam. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Duclos.

 

Au château de Ferney, 12 Février 1763.

 

 

          Je croirais, monsieur, manquer à mon devoir, si je ne donnais part à l’Académie du mariage de l’unique héritière du nom de Corneille avec M. Dupuits, jeune gentilhomme plein de mérite, cornette de dragons dans le régiment de M. le duc de Chevreuse, gouverneur de Paris. Ses terres touchent aux miennes ; rien n’était plus convenable. C’est un établissement avantageux. Mademoiselle Corneille en est en partie redevable à la protection de l’Académie, qui a honoré en elle le nom du grand Corneille, et qui a favorisé les souscriptions de l’édition, à laquelle je travaille continuellement, en faveur de sa nièce.

 

          Je crois qu’il serait honorable pour la littérature que l’Académie daignât m’autoriser à signer pour elle au contrat de mariage. Le nom de Corneille peut mériter cette distinction. Vous me donneriez permission, monsieur, de mettre le nom du secrétaire perpétuel, de la part de l’Académie (1) ; ou bien vous auriez la bonté de m’envoyer les noms de messieurs les académiciens présents, en m’autorisant à honorer le contrat de leurs signatures. Ce dernier parti me paraît d’autant plus convenable que je compte signer pour M. le maréchal de Richelieu, comme doyen de l’Académie. J’attends les ordres de l’Académie, en laissant pour leur exécution une place dans le contrat.

 

          Je vous prie, monsieur, de présenter à nos confrères mon profond respect.

 

 

1 – Duclos signa. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

13 Février 1763.

 

 

          Madame Denis étant malade, le jeune Dupuits et Marie Corneille étant très occupés de leur premier devoir, qui n’est pas tout à fait d’écrire, moi, l’aveugle V., entouré de quatre pieds de neige, je dicte la réponse à la lettre de madame d’Argental l’ange, du 7 de février ; et voici comme je m’y prends.

 

          Cujas, Charles Dumoulin, Tiraqueau, n’auraient jamais parlé plus doctement et plus solidement de la validité d’un contrat, et nous tombons d’accord de tout ce que disent nos anges. Je n’ai point vu le modèle de consentement paternel que Madame Denis avait envoyé à madame d’Argental ; elle écrit quelquefois sans daigner me consulter. Je ne sais quel est l’âne qui lui avait donné ce beau modèle de consentement. Le contrat est dressé dans toutes les règles et le mariage fait dans toutes les formes, les deux amants très heureux, les parents enchantés, et, à nos neiges près, tout va le mieux du monde. Ce qu’il y a de bon, c’est que, quand même les souscriptions ne rendraient pas ce qu’on a espéré, le conjoint et la conjointe jouiraient encore d’un sort très agréable. Il ne nous reste donc qu’à nous mettre aux pieds de nos anges, et à la remercier du fond de notre cœur.

 

          S’ils veulent s’amuser de cette terrible feuille qui devait tant déplaire à messieurs, la voici ; elle est un peu contre ma conscience. Je veux bien que M. le coadjuteur (1) sache qu’on trouve, à la feuille suivante, qu’un des messieurs, qui avait été traité avec plus de sévérité que les autres, fonda, dans son abbaye, à perpétuité, une messe pour la conservation du roi. J’ai cru ce trait digne d’être remarqué, j’ai cru qu’il peignait nos mœurs ; et il y a environ douze batailles dont je n’ai point parlé, Dieu merci, parce que j’écris l’histoire de l’esprit humain, et non une gazette.

 

          Je ne doute pas que vous n’ayez la petite addition à l’Histoire générale, sous le nom d’Eclaircissements historiques Il ne m’importe guère qu’il y en ait peu ou beaucoup d’exemplaires répandus ; cela n’est bon d’ailleurs que pour un certain nombre de personnes qui sont au fait de l’histoire, le reste de Paris n’étant qu’au fait des romans.

 

          Passons de l’histoire au tripot. Mon avis est que, ce carême, on donne Zulime, suivant la petite leçon que j’ai envoyée. Pendant ce temps-là, j’achèverai une belle lettre scientifique sur l’amour, j’entends l’amour du théâtre, dédiée à mademoiselle Clairon.

 

          Au reste, le débit de Zulime est un très mince objet, et je doute qu’il se trouve un libraire qui en donne cinq cents livres, encore voudra-t-il un abandon de privilège, comme a fait ce petit misérable Prault ; ce qui gêne extrêmement l’impression du théâtre de V. Les  libraires sont comme les prêtres, ils se ressemblent tous. Il n’y en a aucun qui ne sacrifiât son père et sa mère à un petit intérêt typographique.

 

          Je pense qu’il ne serait pas mal de faire un petit volume de Zulime, Mariamne, Olympie, le Droit du Seigneur, et d’exiger du libraire qu’il donnât une somme honnête à mademoiselle Clairon et à Lekain, soit que ce libraire fût Cramer, soit un autre.

 

          Mais mes anges ne me parlent jamais de ce qui se passe dans le royaume du tripot ; ils ne me disent point si mademoiselle Dupuis et M. Desronais enchantent tout Paris ; si Goldoni est venu apporter en France la véritable comédie (2) ; si l’Opéra-Comique est toujours le spectacle des nations ; s’il est vrai qu’il y a deux jésuites qui vendent de l’orviétan sur le pont Neuf. Jamais mes anges ne me disent rien ni des livres nouveaux, ni des nouvelles sottises, ni de tout ce qui peut amuser les honnêtes gens ; rien sur l’abbé de Coisenon, rien même sur les Calas, objet très important, dont je n’ai aucune notion depuis huit jours. Cela n’empêche pas que je ne baise avec transport le bout des ailes de mes anges.

 

 

1 – L’abbé Chauvelin. (G.A.)

2 – Goldoni avait fait jouer, le 5 Février, au Théâtre-Italien, l’Amour paternel. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

13 Février 1763.

 

 

          Mon cher frère, si vous n’avez pas des Eclaircissements historiques, en voici. Il est assez plaisant qu’on puisse imprimer la calomnie et qu’on ne puisse pas imprimer la justification. Je joins à ces deux exemplaires la véritable feuille de l’Essai sur les mœurs, de laquelle assurément messieurs doivent être contents, à moins qu’ils ne soient extrêmement difficiles. Comme il n’y a rien dans cette feuille qui ne se trouve dans le procès de Damiens, que le parlement lui-même a fait imprimer, je ne vois pas que messieurs aient le moindre prétexte de me traiter comme les jésuites : d’ailleurs j’aime la vérité, et je ne crains point messieurs ; je suis à l’abri de leur greffier. Au reste, il me semble qu’il y a, à la page 325, une chose bien flatteuse pour un de messieurs (1).

 

          Quant à la roture de messieurs, il faudrait être aussi ignorant qu’un jeune conseiller au parlement, pour ne pas savoir que jamais les simples conseillers ne furent nobles. Voyez le chapitre de la noblesse, c’est bien pis ; les chanceliers n’étaient pas nobles par leur charge, ils avaient besoin de lettres d’anoblissement. Quand on écrit l’histoire, il faut dire la vérité, et ne point craindre ceux qui se croient intéressés à l’opprimer.

 

          Le Traité sur l’Education (2) me paraît un très bon ouvrage, et, pour tout dire, digne de l’honneur que frère Platon-Diderot lui a fait d’en être l’éditeur.

 

          Si frère Thieriot ne sait pas l’air de Béchamel, je vais vous l’envoyer noté ; car il faut avoir le plaisir de chanter :

 

 

Vive le roi et Simon-le-Franc !

 

 

          Avez-vous entendu parler de la pièce (3) dont M. Goldoni a régalé le Théâtre-Italien ? a-t-elle du succès ? joue-t-on encore le vieux Dupuis et M. Desronais ? J’avais prié mon cher frère de m’envoyer ce Dupuis ; j’attendais le Discours de mon confrère l’évêque de Montrouge (4) ; il m’avait écrit qu’il me l’envoyait ; mais point de nouvelles : M. l’évêque est occupé auprès de quelques filles de l’Opéra-Comique. Mais c’est à frère Thieriot que j’en veux. Il est bien cruel qu’il n’ait pas encore cherché les Dialogue de Grégoire-le-Grand (5). Je les avais autrefois ; c’est un livre admirable en son espèce ; la bêtise ne peut aller plus loin.

 

          Je reçois Tout le monde a tort (6) ; ce Tout le monde a tort ne serait-il point de madame Bellot ? Il me paraît qu’une ironie de soixante pages, en faveur des jésuites, pourrait être dégoûtante. Je reçois aussi la belle et bonne lettre de mon frère, le tout enveloppé dans un papier destiné aux opérations du vingtième. Je suis toujours émerveillé que mon frère, enseveli dans ses occupations désagréables, ait du temps de reste pour les belles-lettres et pour la philosophie.

 

 

1 – Voyez vers la fin du chapitre XXXVII du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

2 – Ouvrage attribué d’abord à Diderot, et maintenant à Crevier. (G.A.)

3 – L’Amour paternel. (G.A.)

4 – Voisenon. (G.A.)

5 – Traduits par Bulteau. (G.A.)

6 – Tout le monde a tort, ou Jugement impartial d’une dame philosophe sur l’affaire des jésuites. On attribue cet écrit au P. Abrasevin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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