CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 5

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à M. Damilaville.

 

1er Février 1763.

 

 

          J’ai pris la liberté, mon cher frère, d’écrire à M. Daguesseau et à M. de Crosne la lettre dont je vous envoie copie. Je ne sais si MM. de Beaumont, Mariette et Loyseau, ne feraient pas bien de présenter requête contre l’insolence du présidial de Montpellier, qui a fait saisir leurs factums. Il me semble que c’est outrager à la fois le conseil à qui on les a présentés, et les avocats qui les ont faits. Si les avocats n’ont pas le droit de plaider, il n’y aura donc plus ni droit ni loi en France. Je m’imagine que ces trois messieurs ne souffriront pas un tel outrage. Il n’appartient qu’aux juges devant qui l’on plaide de supprimer un factum, en le déclarant injurieux et abusif ; mais ce n’est pas assurément aux parties à se faire justice elles-mêmes. J’espère surtout que cette démarche du présidial de Montpellier, commandée par le parlement de Toulouse, sera une excellent pièce en faveur des Calas. On ne doit plus regarder les juges du Languedoc que comme des criminels qui cherchent à écarter les preuves de leur crime des yeux de leur province.

 

          Je serais bien fâché, mon cher frère, que le libraire Cramer eût apporté un exemplaire de l’Essai sur les mœurs à Paris, s’il l’avait déposé en d’autres mains que les vôtres : non seulement il y manque les cartons nécessaires pour les fautes d’impression, mais pour les miennes. Nous étions convenus, malgré la loi de l’histoire, de supprimer des vérités, et surtout celles dont vous me parlez ; les corrections sont faites, mais elles ne sont pas placées dans les quatre tomes qui sont entre vos mains. Donnez-vous, à votre loisir, mon cher frère, le plaisir ou le dégoût de les parcourir ; et si vous y trouvez quelque vérité qu’il faille encore immoler aux convenances, ayez la bonté de m’en avertir.

 

          Que cette édition soit munie ou non d’une permission, qu’elle entre ou non dans le royaume, c’est l’affaire des Cramer, et non la mienne ; je leur ai fait présent du manuscrit : ils entendent assez bien leurs intérêts pour débiter leur marchandise.

 

          Catherine s’immortalise par sa lettre (1), et frère d’Alembert par ses refus. Ainsi donc on avertit de mille lieues notre ministère que nous avons dans notre patrie des hommes d’un génie supérieur.

 

          C’est une aventure assez comique ce celle que j’ai eue avec Pindare Le Brun, en vous envoyant un paquet pour lui (2), dans le temps que vous me dépêchiez ses rabâchages contre moi. Je lui fais part, dans ce paquet, du mariage de mademoiselle Corneille, qui est le fruit de sa belle ode ; je lui envoie des lettres pour mesdemoiselles de Vilgenou et Félix, nièces de M. du Tillet, qui, les premières, tirèrent mademoiselle Corneille de son état malheureux, et auxquelles elle doit une reconnaissance éternelle. Je l’accable de politesses qui doivent lui tenir lieu de châtiment.

 

          Je vous embrasse bien cordialement, mon cher frère. Ecr. L’inf…

 

          Je rouvre ma lettre pour supplier mon frère de faire parvenir mon certificat de vie à de Laleu, notaire ; car enfin je suis en vie encore, et c’est assurément pour vous aimer.

 

 

1 – La lettre adressée à d’Alembert le 13 Novembre 1762,  pour lui offrir la place de précepteur du grand-duc de Russie. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Le Brun du 26 Janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la margrave de Bade-Dourlach.

 

Au château de Ferney, par Genève, 4 Février 1763.

 

 

          Madame, j’aime mieux avoir l’honneur d’écrire à votre altesse sérénissime d’une main étrangère, que de ne vous point écrire du tout. Je deviens presque aveugle, et il ne faut pas l’être quand on veut faire sa cour à Carlsruhe. J’apprends avec bien de la douleur que votre altesse sérénissime a été malade tout comme une autre ; la beauté et le mérite ne guérissent de rien ; les médecins ne guérissent pas davantage  il n’y a que le régime qui rétablisse la santé.

 

          Je ne suis point en état, madame, de venir me mettre à vos pieds ; que feriez-vous d’un vieil aveugle ? Mais si quelqu’un de mes enfants peut trouver grâce devant vos yeux, ils viendront demander votre protection.

 

          Je marie dans quelques jours la nièce de Pierre Corneille à un jeune gentilhomme de mon voisinage ; la consolation de la vieillesse est de rendre la jeunesse heureuse. S’il faisait plus beau, et si j’étais moins décrépit, je mènerais la noce danser devant votre château, comme faisaient les anciens troubadours ; nous y chanterions les plaisirs de la paix, dont l’Allemagne avait besoin comme nous.

 

          J’espère dans quelques semaines envoyer à vos pieds le second tome de la Vie de Pierre-le-Grand, ne pouvant le porter moi-même. Votre altesse sérénissime y verra des choses assez curieuses ; mais ma plume ne vaut pas vos crayons, et mes peintures ne valent pas vos pastels.

 

          La czarine régnante a grande envie d’imiter la reine Christine, non pas en abdiquant, mais en cultivant les arts et les sciences ; on la dit fort belle et fort aimable ; voilà quatre impératrices tout de suite ; cela tourne un peu la loi salique en ridicule. Pour moi, madame, depuis que j’ai eu l’honneur de vous faire ma cour, j’ai toujours souhaité que les femmes gouvernassent.

 

          Agréez le profond respect avec lequel je serai toute ma vie, madame, de votre altesse sérénissime, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 6 Février 1763.

 

 

          Nous commençons par dire que nos anges sont toujours aussi injustes qu’adorables. Ils ont condamné Marie Corneille pour n’avoir point écrit depuis longtemps à père et mère, à mesdemoiselles de Vilgenou et de Félix, et même à l’étonnant Le Brun ; et cependant Marie avait rempli tous ses devoirs, sans oublier même ce Le Brun.

 

          Nos anges gardiens condamnent ladite Marie pour n’avoir point demandé le consentement de père et mère à son mariage ; et nos anges doivent avoir entre leurs mains la lettre de Marie à père et mère, accompagnée de la mienne (1).

 

          Nos anges ont condamné M. Dupuits pour n’avoir point écrit au beau-père et à la belle-mère futurs ; et la lettre de M. Dupuits doit avoir été adressée à nos anges mêmes : M. Dupuits m’assure qu’il a pris cette liberté.

 

          Il ne nous manque que de savoir la demeure du père Corneille ; car, jusqu’à ce que nous soyons instruits, nous ne pouvons mettre qu’à monsieur, monsieur Corneille, dans les rues.

 

          Vous demandez les noms et qualités du gendre et de ses père et mère, et vous devez les avoir reçus avec une lettre de madame Denis et une de M. Dupuits. Il ne me reste qu’à vous demander pardon pour madame Denis, qui oublia d’envoyer le paquet à l’adresse de M. de Courteilles.

 

          Vous voyez donc, mes chers anges, que nous avons rempli tous nos devoirs dans la plus grande exactitude. Je vous confie que madame Denis craint beaucoup que la tête de François Corneille ne ressemble à Pertharite, Agésilas, Suréna, et ne soit fort mal timbrée. Je n’ai su que depuis quelques jours que, dans le voyage que fit chez moi François Corneille lorsque j’étais très malade, François dit à Marie : Gardez-vous surtout de vous marier jamais ; je n’y consentirai point : fuyez le mariage comme la peste ; ma fille, point de mariage, je vous en prie.

 

          Je vous confie encore une autre douleur de madame Denis : elle tremble que les réponses ne viennent pas assez tôt, qu’elle ne soit obligée de marier Marie en carême, qu’il faille demander une permission à l’évêque d’Annecy, difficile à obtenir ; que ses perdrix de Valais, ses coqs de bruyère, ne soient inutiles, et qu’on ne soit réduit à manger des carpes et des truites un jour de noce, attendu que M. le comte d’Harcourt et compagnie, qui seront de la noce, sont d’excellents catholiques. Pour moi, qui ne suis ni papiste ni huguenot, et qui depuis un mois ne me mets point à table, j’avoue ingénument que je suis de la plus grande indifférence sur le gras et sur le maigre ;

 

 

Je ne sers ni Baal ni le Dieu d’Israël,

 

Athal., act. III, sc. III.

 

 

et je ne mange ni coq de bruyère ni truite.

 

          Je suis profondément affligé que son altesse Philibert Cramer se soit mêlée de la négociation entre M. le contrôleur-général et M. Tronchin, pour la souscription du roi ; je l’avais prié, par son frère le libraire, de n’en rien faire, parce qu’il ne tenait qu’à moi de toucher huit mille livres du roi pour mademoiselle Corneille par les mains de M. de La Borde, et qui s’en serait bien fait rembourser. Il aurait donné même dix mille livres.

 

          Vous avez très grande raison, mes divins anges, de dire que les rentes viagères ne conviennent point. Je vois que Philibert veut avoir pour lui les rentes viagères, et payer les dix mille livres ; je suis bien aise qu’il soit en état de faire ces virements de parties, et qu’il ait fait avec moi cette petite fortune.

 

          A l’égard de sa majesté, si nous pouvions obtenir qu’il fût permis de mettre dans le contrat qu’elle daigne donner huit ou dix mille livres, cela n’empêcherait pas de lui envoyer tant d’exemplaires de Corneille qu’elle en voudrait ; ce serait seulement une chose très honorable pour mademoiselle Corneille, pour les lettres, et pour nous. J’en ai écrit à M. le duc de Choiseul (1). Si la chose se fait, tant mieux ; sinon il faudra se consoler comme de toutes les choses de ce monde, et assurément le malheur est léger.

 

          Toutes ces terribles affaires, mes divins anges, n’empêcheront point que vous n’ayez l’amoureuse Zulime, le bon Bénassar, et le froid Ramire, avec la manière absolument nécessaire dont il faut jouer la dernière scène. Cela sera joint à une petite préface, en forme de lettre, à la demoiselle Clairon, attendu que la pièce est tout amour, et que nous disserterons beaucoup sur cette passion agréable et honnête. Daignez donc me mander quand vous voudrez jouer Zulime, et alors tous vos ordres seront exécutés.

 

          Je reviens, avec votre permission, mes anges, à notre mariage, qui m’intéresse plus que celui d’Atide et de Ramire. En voilà déjà un de rompu (2) ; il ne faut pas qu’il arrive la même chose à l’autre. Est-il vrai que François Corneille soit aussi têtu qu’imbécile, et diamétralement opposé à l’hymen de Marie ? En ce cas, il faudrait lui détacher mademoiselle Félix, qui sait comme il faut le conduire, et le mettre à la charrue sans qu’il regimbe ; mais je ne sais point la demeure de mademoiselle Félix. Quand nous lui avons écrit, c’était par le canal du pindarique Le Brun. Nous ne savons encore si nos lettres ont été reçues, et il me paraît difficile que j’aie un commerce bien régulier avec cet élève de Pindare. Le mieux serait de ne point lâcher les vingt-cinq louis à François qu’il n’eût signé ; et si, par une impertinence imprévue, François refusait d’écrire tout ce qu’il sait, c’est-à-dire d’écrire son nom, alors François de Voltaire, qui est la justice même, le laisserait mourir de faim, et il ne tâterait jamais des souscriptions. Marie Corneille est majeure dans deux mois, nous la marierions malgré François, et nous abandonnerions le père à son sens réprouvé.

 

          Calmez-vous, mes chers anges, sur la fatale feuille qui déplairait tant à messieurs (3). Cette feuille n’a point été tirée, je l’ai bien empêché. Philibert Cramer a très mal fait de la coudre à son exemplaire. Je sentis bien que ces mots, « Cent quatre-vingt membres se démirent de leurs charges ; les murmures furent grands dans la ville, et le roi fut assassiné, » etc. ; que ces mots, dis-je, pourraient faire soupçonner à des grammairiens que cet assassinat fut le fruit immédiat du lit de justice, comme en effet Damiens l’avoua dans ses interrogatoires à Versailles et à Paris. Je sais bien qu’il est permis de dire une vérité que le parlement a fait imprimer lui-même ; mais j’ai bien senti aussi que le parlement serait fâché qu’on vît dans l’histoire ce qu’on voit dans le procès-verbal. Cette seule particule et est un coup mortel. Un seul mot peut quelquefois causer un grand mal. Cette même particule, très mal expliquée par M. de Silhouette dans le traité d’Utrecht, a causé la dernière guerre, dans laquelle nous avons perdu le Canada. Je ne perdrais pas même Ferney, car je l’ai donné à ma nièce ; mais malgré mon juste ressentiment contre l’infâme condamnation de la Loi naturelle (4), je fis jeter au feu cette feuille ; je mis à la place : « Ces émotions furent bientôt ensevelies dans une consternation générale, par l’accident le plus imprévu et le plus effroyable : le roi fut assassiné, le 5 de janvier, dans la cour de Versailles, etc. »

 

          J’ai inséré même des choses trop flatteuses pour le parlement dans la même feuille ; et je dis expressément : « Le parlement faisait voir qu’il n’avait en vue que le bien de l’Etat, et qu’il croyait que son devoir n’était pas de plaire, mais de servir. » En un mot, j’ai tourné les choses de manière que, sans blesser la vérité, j’ai tâché de ne déplaire à personne. D’ailleurs dans toute l’histoire de Damiens, je me borne uniquement à citer les interrogatoires. Au reste, l’ouvrage n’est pas encore achevé d’imprimer.

 

          Ce dimanche 6, sexagésime, nous venons de fiancer nos futurs ; de là je conclus qu’il faut que François se presse.

 

          Voici, mes anges, une lettre de M. Dupuits, par laquelle il vous remercie de toutes vos bontés.

 

          Je me prosterne devant mes deux anges gardiens.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

2 – Celui avec Vaugrenant. (G.A.)

3 – Les parlementaires. (G.A.)

4 – 6 Février 1759. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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