CORRESPONDANCE - Année 1763 -Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 -Partie 4

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à M. le comte d’Argental.

 

Ferney, 26 Janvier 1763.

 

 

          Mes divins anges, nous marions donc mademoiselle Corneille ! Il est juste de faire un petit présent au père et à la mère ; mais dès que ce père a un louis, il ne l’a plus ; il jette l’argent comme Pierre faisait des vers, très à la hâte. Vous protégez cette famille ; pourriez-vous charger quelqu’un de vos gens de donner à Pierre le trotteur vingt-cinq louis à plusieurs fois, afin qu’il ne jetât pas tout en un jour ? Je vous demande bien pardon ; je sais à quel point j’abuse de votre bonté, mais on n’est pas ange pour rien.

 

          Nota bene qu’on pourrait confier cet argent à la mère, qui le ferait durer.

 

          Il y a plus. Vous sentez combien il doit être désagréable à un gentilhomme, à un officier, d’avoir un beau-père facteur de la petite poste dans les rues de Paris. Il serait convenable qu’il se retirât à Evreux avec sa femme, et qu’on lui donnât un entrepôt de tabac, ou quelque autre dignité semblable qui n’exigeât ni une belle écriture ni l’esprit de Cinna. Je vous soumets ma lettre (1) aux fermiers-généraux : si vous la trouvez bien, je vous supplie de vouloir bien ordonner qu’elle soit envoyée. Peut-être même on trouverait quelque membre de la compagnie pour l’appuyer.

 

          Cet emploi n’aurait lieu, si on voulait, que jusqu’à ce qu’on vît clair dans les souscriptions, et qu’on pût assurer une subsistance honnête au père et à la mère. Je crois aussi qu’il est convenable que j’écrive à M. de La Tour-du-Pin, et que Marie écrive aussi un petit mot, quoiqu’elle dise à madame Denis : Maman, je n’ai pas de génie pour la composition.

 

 

« Il est vrai que, pour la composition, ce n’est pas mon fort ; mais pour les sentiments du cœur, je le dispute aux héros de mon oncle : je conserverai toute ma vie la reconnaissance que je dois aux anges de M. de Voltaire, qui sont les miens. Je vous prie, monsieur et madame, d’agréer, avec votre bonté ordinaire, mon attachement inviolable, mon respect, et, si vous le permettez, la tendresse avec laquelle je serai toute ma vie votre très humble et très obéissante et très obligée servante. CORNEILLE. »

 

 

          D’ordinaire, elle forme mieux ses caractères ; mais aujourd’hui la main lui tremble. Mes anges lui pardonneront sans doute.

 

          J’ai cru aussi qu’il était bon qu’elle écrivît à M. le comte de La-Tour-du-Pin, son parent. Il y a un petit mot pour son frère (2) ; il ne le mérite guère, après la manière indigne dont il s’est conduit si chrétiennement à l’aide de Fréron : mais cet abbé avait mis deux lignes au bas d’une lettre du comte, à la mort de leur père ; ainsi on peut faire ici mention de lui, et cela est honnête.

 

 

          P.S. – On n’a eu la lettre, pour père et mère, qu’après avoir fermé le gros paquet. Mes anges auront donc toute l’endosse. Personne ne sait ici où demeure le cousin, issu de germain, des Horaces et de Cinna. Mes anges ont du crédit ; ils protègent Marie, et ils feront trouver père et mère ; ils remettront entre les mains de nos anges l’extrait baptistaire demandé, supposé qu’il y en ait un. S’il n’y en a point, nous nous en passerons très bien. Le sacrement du baptême est peu de chose en comparaison de celui du mariage.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

2 – L’abbé de la Tour-du-Pin, qui avait demandé une lettre de cachet pour enlever mademoiselle Corneille. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

A Ferney, 27 Janvier 1763.

 

 

          En attendant, mon grand acteur, que j’érige un monument à Corneille, Racine, et Molière, je fais une œuvre plus plaisante. Je marie la nièce de Corneille ; et ce qu’il y a de bon, c’est que tandis qu’on joue Dupuis à la Comédie, je la marie à un Dupuits. Ce n’est pas le vieux Dupuis, c’est un jeune gentilhomme, officier de dragons, dont les terres touchent précisément les miennes. Je garde chez moi futur et future ; et quand vous viendrez nous voir, nous jouerons tous la comédie. Je ferai l’aveugle à merveille, car je le suis ; mais je ne dirai pas :

 

 

          Dieu, qui fait tout pour le mieux,

          M’a fait une grande grâce

          De m’avoir crevé les yeux,

          Et réduit à la besace.

 

                                                             (VieIlle chanson.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

30 Janvier 1763.

 

 

          M. de Beaumont, mon cher frère, est donc aussi un de nos frères. Il n’y a qu’un philosophe qui puisse faire tant de bien. Il se trouvera que madame Calas aura beaucoup plus d’argent qu’elle n’en aurait eu en reprenant tranquillement sa dot et son douaire. Tout cela est d’un bien bon augure, pour la révision. Nous sommes dans un étrange temps, où il faut craindre qu’un parlement ne falsifie les pièces !

 

          Aurai-je l’Appel à la Raison (1) pour lequel on dit que Kroust et Griffet, et feu Berner, sont décrétés ? Toute cette aventure de jésuites fait rire les philosophes, car il est permis au sage de rire. Il y a un grand malheur pour la Poule à ma tante (2) : c’est qu’il n’y a jamais eu de tante qui voulût que sa poule ne pondît point. Ce qui n’est pas dans la nature ne peut jamais plaire. Le conte est trop long et trop faible ; cette poulaille-là ne doit pas faire fortune. Je prie mon cher frère de faire parvenir cette lettre à frère Protagoras (3). Frère Helvétius est-il à Paris ? Il faudrait l’engager à faire quelque chose d’honnête, à condition qu’il ne demanderait point de privilège (4).

 

          Frère Platon (5) est occupé à son Encyclopédie ; mais n’y a-t-il point quelque bon frère qui puisse rendre service ? Ecr. L’inf…, vous dis-je.

 

 

1 – Appel à la raison des écrits et libelles publiés par la passion contre les jésuites de France, ouvrage attribué au P. Balbani. (G.A.)

2 – Caquet Bonbec, ou la Poule à ma tante, poème de J.B. de Jonquières. (G.A.)

3 – On n’a pas cette lettre à d’Alembert. (G.A.)

4 – Il en avait demandé un pour son livre de l’Esprit. (G.A.)

5 – Diderot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Janvier 1763.

 

 

          Vraiment, mes anges, j’avais oublié de vous supplier d’empêcher François Corneille, père, de venir à la noce. Si c’était l’oncle Pierre, ou même l’oncle Thomas, je le prierais en grande cérémonie ; mais pour François, il n’y a pas moyen. Il est singulier qu’un père soit un trouble-fête dans une noce ; mais la chose est ainsi, comme vous savez. On prétend que la première chose que fera le père, dès qu’il aura reçu quelque argent, ce sera de venir vite à Ferney : Dieu nous en préserve ! Nous nous jetons aux ailes de nos anges, pour qu’ils l’empêchent d’être de la noce. Sa personne, ses propos, son emploi, ne réussiraient pas auprès de la famille dans laquelle entre mademoiselle Corneille. M. le duc de Villars, et les autres Français qui seront de la cérémonie, feraient quelques mauvaises plaisanteries. Si je ne consultais que moi, je n’aurais assurément aucune répugnance ; mais tout le monde n’est pas aussi philosophe que votre serviteur, et patriarcalement parlant, je serais fort aise de rendre le père et la mère témoins du bonheur de leur fille.

 

          C’est bien de la faute du père de M. Cormont, si un autre que lui épouse mademoiselle Corneille ; il a été un mois sans lui répondre, et enfin sa mère a écrit à M. Micault quand il n’était plus temps. Il faut avouer aussi que ce Cormont s’est conduit de la manière la plus gauche. Enfin il n’était point aimé, et notre petit Dupuits l’est ; il n’y a pas à répondre à cela.

 

          Je ne cesse d’importuner mes anges, et de leur demander pardon de mes importunés : c’est ma destinée ; mais que M. d’Argental me parle donc de ses yeux ! car, comme je suis en train de perdre les miens, je voudrais savoir en quel état les siens se trouvent. Il ne m’en dit jamais mot ; cela vaut pourtant la peine qu’on en parle.

 

 

 

 

 

à M. Thiroux de Crosne.

 

A Ferney, le 30 Janvier 1763.

 

 

          Monsieur, je me crois autorisé à prendre la liberté de vous écrire ; l’amour de la vérité me l’ordonne.

 

          Pierre Calas accusé d’un fratricide, et qui en serait indubitablement coupable si son père l’eût été, demeure auprès de mes terres : je l’ai vu souvent. Je fus d’abord en défiance ; j’ai fait épier, pendant quatre mois, sa conduite et ses paroles ; elles sont de l’innocence la plus pure et de la douleur la plus vraie. Il est près d’aller à Paris, ainsi que sa mère, qui n’a pu ignorer le crime, supposé qu’il ait été commis, qui dans ce cas, en serait complice, et dont vous connaissez la candeur et la vertu.

 

          Je dois, monsieur, avoir l’honneur de vous parler d’un fait dont les avocats n’étaient point instruits ; vous jugerez de son importance.

 

          La servante catholique (1), et qui a élevé tous les enfants de Calas, est encore en Languedoc ; elle se confesse et communie tous les huit jours ; elle a été témoin que le père, la mère, les enfants, et Lavaysse, ne se quittèrent point dans le temps qu’on suppose le parricide commis. Si elle a fait un faux serment en justice pour sauver ses maîtres, elle s’en est accusée dans la confession ; on lui aurait refusé l’absolution ; elle ne communierait pas. Ce n’est pas une preuve juridique ; mais elle peut servir à fortifier toutes les autres ; et j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous en parler.

 

          L’affaire commence à intéresser toute l’Europe. Ou le fanatisme a rendu une famille entière coupable d’un parricide, ou il a fasciné les yeux des juges jusqu’à faire rouer un père de famille innocent ; il n’y a pas de milieu. Tout le monde s’en rapportera à vos lumières et à votre équité.

 

          J’ai l’honneur d’être avec respect, etc.

 

 

1 – Voyez sa déclaration. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chenevières.

 

Janvier 1763.

 

 

          Je vous donne avis, mon cher ami, que je marie mademoiselle Corneille : je deviens aveugle ; mais ce ne sera pas moi qui jouerai dans cette affaire le rôle de l’Amour ; c’est un jeune gentilhomme de mon voisinage, dont les terres touchent les miennes : il a environ huit mille livres de rente ; il est sage et doux, fort aimable, fort amoureux, et fort aimé. Je me flatte qu’ils seront tous deux heureux chez moi ; leur bonheur fera le mien : je finis ma vie en vrai patriarche. Que dites-vous de la destinée de mademoiselle Corneille ? ne la trouvez-vous pas singulière ? Une nouvelle singularité, c’est que l’on joue Dupuis à la Comédie-Française, et que mon gendre s’appelle Dupuits. Je crois que vous et la sœur du pot (1) vous vous intéressez à cette nouvelle. Voilà l’occasion de faire de ces jolis vers dont vous me favorisez quelquefois. Pour moi, je peux faire des mariages, mais je ne puis plus faire d’épithalames. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

1 – Madame la duchesse d’Aiguillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

A Ferney, 1er Février 1763.

 

 

          Je fais un effort pour vous écrire, mon cher Colini ; car je vois à peine mon papier. Je deviens aveugle ; et si jamais je fais ma cour à LL. AA. EE., je me ferai conduire par un petit chien. Si vous êtes dans l’intention d’imprimer Olympie, je vous prie de faire une petite préface par laquelle il paraisse, et comme il est vrai, que je n’ai nulle part à l’impression. Si mes amis de Paris pouvaient s’imaginer que je fais imprimer cette pièce en pays étranger, au lieu de la donner en France, ils m’en sauraient mauvais gré avec raison. Je vous assure d’ailleurs que l’ouvrage acquerra un nouveau prix, s’il en a quelqu’un, par une préface de votre main. Je vous serai plus obligé que vous ne me l’êtes. Addio, caro !

 

 

 

 

 

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