CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 3

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à M. Colini.

 

21 Janvier 1763.

 

 

          J’ai reçu votre Palatinat (1), mon cher historiographe ; me voilà au fait, grâce à vos recherches, de bien des choses que j’ignorais. Les palatins vous auront obligation.

 

          Nous sommes ici dans les neiges jusqu’au cou ; cela gèle l’imagination d’un pauvre malade d’environ soixante-dix ans, et je n’ose écrire à monseigneur l’électeur, de peur de l’ennuyer.

 

          Vous avez probablement reçu le petit paquet que je vous ai adressé. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

P.S. – Voudriez vous bien à ces vers de la troisième scène du quatrième acte :

 

La loi donne un seul jour, elle accourcit les temps

Des chagrins attachés à ces grands changements ;

Mais surtout attendez les ordres d’une mère ;

Elle a repris ses droits, ce sacré caractère, etc.,

 

substituer ceux-ci :

 

Statira vit encore, et vous devez penser

Que du sort de sa fille elle peut disposer.

Respectez les malheurs et les droits d’une mère,

Les lois des nations, le sacré caractère

Que la nature donne, et que rien n’affaiblit.

 

          Vous voyez que je me contente difficilement. Je fais vite, et je corrige longtemps. Je vous embrasse.

 

 

1 – Précis de l’Histoire du Palatinat du Rhin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 Janvier 1763.

 

 

          Divins anges, vous peignez les seigneurs génevois (1) du pinceau de Rigault : nous verrons si le prince (2) fera donner de bons ordres pour les souscriptions.

 

          Je me hâte de justifier mademoiselle Corneille, que vous accusez avec toutes les apparences de raison. Or vous savez qu’il ne faut pas toujours condamner les filles sur les apparences. Il est vrai qu’elle a fait plus de progrès dans la comète et le trictrac que dans l’orthographe, et qu’elle met la comète pour neuf plus aisément qu’elle n’écrit une lettre : mais le fait est qu’à l’aide de madame Denis, qui lui sert en tout de mère, elle est venue à bout d’écrire à son père, à sa mère, et à mesdemoiselles Félix et de Vilgenou (3). Nous avons chargé du paquet, il y a longtemps un citoyen de Genève ; c’est M. Miqueli, breveté de colonel suisse, qui s’en allait à Paris à petites journées. Elle ne sait point la demeure de son père ; je crois aussi que mesdemoiselles Félix et de Vilgenou ont changé d’habitation : en un mot, on a écrit, cela est certain.

 

          A présent disons un petit mot du tripot.

 

          Des préfaces à Zulime, vous en aurez, mes anges, et c’est à mon grand regret ; car, sans me flatter, Zulime est un Bajazet tout pur, sans qu’il y ait un Acomat. Je suis plus difficile que vous ne pensez. Figurez-vous que quand j’envoyai Olympie pour être jouée à Manheim, je faisais correction sur correction, changement sur changement, carton sur carton, vers sur vers, précisément comme autrefois j’allais donner à mademoiselle Desmarès des corrections par le trou de la serrure (4).

 

          Donnez-moi quelques jours de délai encore, car je n’ai pas le temps de me reconnaître : je vous l’ai déjà dit, vous ne me plaignez point. Je suis vieux comme le temps, faible comme un roseau, accablé d’une douzaine de fardeaux. Figurez-vous un ver à soie qui s’enterre dans sa coque en filant ; voilà mon état : un peu de pitié, je vous prie.

 

          Voilà un bien digne homme que M. le duc de Praslin ! je suis à ses pieds : je vois que son bon esprit a été convaincu par les raisons des avocats, et que son cœur a été touché. Mais quoi ! cette affaire sera donc portée à tout le conseil, après avoir été jugée au bureau de M. Daguesseau ? je n’entends rien aux rubriques du conseil. A propos de conseil, savez-vous que je crois le mémoire de Mariette le meilleur de tous pour instruire les juges ? Les autres ont plus d’ithos et de pathos, mais celui-là va au fait plus judiciairement : en un mot, tous les trois sont fort bons. Il y en a encore un quatrième que je n’ai pas vu (5).

 

          Voici bien autre chose. Je marie mademoiselle Corneille, non pas à un demi-philosophe dégoûté du service, mal avec ses parents, avec lui-même, et chargé de dettes, mais à un jeune cornette de dragons, gentilhomme très aimable, de mœurs charmantes, d’une très jolie figure, amoureux, aimé, assez riche. Nous sommes d’accord, et en un moment, et sans discussion, comme on arrange une partie de souper. Je garderai chez moi futur et future ; je serai patriarche, si vous nous approuvez. Mes bons anges, vous savez qu’il faut, je ne sais comment, le consentement des père et mère Corneille. Seriez-vous assez adorables pour les envoyer chercher, et leur faire signer : Nous consentons au mariage de Marie avec N. Dupuits, cornette dans la Colonelle-Générale ? et tout est dit.

 

          Que dira M. le duc de Praslin de cette négociation si promptement entamée et conclue ? Il m’a donné de l’ardeur. Je pense qu’il conviendrait que sa majesté permît qu’on mît dans le contrat qu’elle donne huit mille livres à Marie, en forme de dot, et pour paiement de ses souscriptions. Je tournerais cette clause ; elle me paraît agréable ; cela fait un terrible effet en province : le nom du roi dans un contrat de mariage au mont Jura ! figurez-vous ! et puis cette clause réparerait la petite vilenie de M. le contrôleur-général. J’en écris deux mots à M. le duc de Choiseul et à madame la duchesse de Grammont (6). La petite est charmée, et le dit tout naïvement : elle ne pouvait pas souffrir notre demi-philosophe (7).

 

          Au reste, vous sentez bien que mariage arrêté n’est pas mariage fait, qu’il peut arriver des obstacles, comme mort subite ou autre accident ; mais je crois l’affaire au rang des plus grandes probabilités équivalentes à certitude.

 

          Mes divins anges, mettez tout cela à l’ombre de vos ailes.

 

 

 

N.B. - Hier il parut que les deux partis s’aimaient.

 

          Depuis ma lettre écrite, j’ai signé les articles. Si nous avions le consentement de la petite poste (8), je ferais le mariage demain ; ce n’est pas la peine de traîner, la vie est trop courte.

 

 

1 – Les frères Cramer. (G.A.)

2 – Philibert Cramer. (G.A.)

3 – Voyez la lettre à Damilaville du 1er Février. (G.A.)

4 – Pour le rôle de Jocaste dans Œdipe. (G.A.)

5 – Le Mémoire de Sudre. (G.A.)

6 – On n’a pas ces lettres.

7 – Vaugrenant. (G.A.)

8 – C’est-à-dire le consentement du père de Marie, qui était facteur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

24 Janvier 1763.

 

 

          Mon cher frère, on ne peut empêcher, à la vérité, que Jean Calas ne soit roué ; mais on peut rendre les juges exécrables, et c’est ce que je leur souhaite. Je me suis avisé de mettre par écrit toutes les raisons qui pourraient justifier ces juges ; je me suis distillé la tête pour trouver de quoi les excuser, et je n’ai trouvé que de quoi les décimer.

 

          Gardez-vous bien d’imputer aux laïques un petit ouvrage sur la tolérance qui va bientôt paraître. Il est, dit-on, d’un bon prêtre ; il y a des endroits qui font frémir, et d’autres qui font pouffer de rire ; car, Dieu merci, l’intolérance est aussi absurde qu’horrible.

 

          Mon cher frère m’enverra donc la petite feuille qu’on attribue à M. Le Brun (1). Mais est-il possible que Le Brun, qui m’adressait de si belles odes pour m’engager à prendre mademoiselle Corneille, et m’envoie souvent de si jolis vers, ne soit qu’un petit perfide ?

 

          Nous marions mademoiselle Corneille à un gentilhomme du voisinage, officier de dragons, sage, doux, brave, d’une jolie figure, aimant le service du roi et sa femme, possédant dix mille livres de rente, à peu près, à la porte de Ferney. Je les loge tous deux. Nous sommes tous heureux. Je finis en patriarche. Je voudrais à présent marier mesdemoiselles Calas à deux conseillers au parlement de Toulouse.

 

          On dit la comédie de M. Dupuis fort jolie (2) ; cela est heureux. Le nom de notre futur est Dupuits. Frère Thieriot doit être fort aise de la fortune de mademoiselle Corneille ; elle la mérite. Savez-vous bien que cette enfant a nourri longtemps son père et sa mère du travail de ses petites mains ? La voilà récompensée. Sa vie est un roman.

 

          Je vous embrasse tendrement, mon cher frère. Ecr. l’inf., vous dis-je.

 

 

1 – C’était une réponse à l’Eloge de Crébillon. (G.A.)

2 – Dupuis et Desronais. (G.A.)

 

 

 

 

à Madame de Florian.

 

A Ferney, 26 Janvier 1763.

 

 

          Je perds les yeux, ma chère nièce, mais j’entrevois encore assez pour vous dire que j’aime presque autant votre petit Dupuits qu’il aime mademoiselle Corneille. Voilà tous les dragons mariés : Dieu soit béni ! Il est plaisant qu’on joue à la Comédie le mariage d’un Dupuits. On dit la pièce très jolie ; Dupuits l’est aussi : tout cela va le mieux du monde. O destinée ! voilà mademoiselle Corneille heureuse. Daumart est couché sur le dos depuis deux ans et demi, toujours suppurant, sans pouvoir remuer ; il faut lui donner à manger comme à un enfant : quel contraste ! Soyez heureuse, vous et le grand écuyer de Cyrus. Le nombre des gens qui remercient Dieu est petit ; ceux qui se donnent au diable composent la grande partie de ce monde. Pour moi, je jouis du bonheur d’autrui, mais surtout du vôtre. Si vous écrivez à votre sœur, fourrez dans votre lettre un petit mot pour l’oncle, qui vous aimera tant qu’il respirera. Pourvu que nous sachions que vous vous portez bien, que vous vous réjouissez, nous sommes contents. Il faut aussi que les Calas gagnent leur procès. Bonsoir, bonsoir ; je n’en peux plus, et je vous embrasse tous deux.

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

A Ferney, le 26 Janvier 1763.

 

 

          Mon ancien ami, votre jolie relation du mariage du jeune Dupuis nous vient comme de cire ; car figurez-vous que nous marions mademoiselle Corneille, dans quelques jours, à un jeune Dupuits d’environ vingt-trois ans et demi, cornette de dragons, possédant environ huit mille livres de rente en fonds de terre, à la porte de notre château, d’une figure très agréable, de mœurs charmantes qui n’ont rien du dragon. La différence entre ce Dupuits et celui de la comédie, c’est que le nôtre n’a point de père qui fasse des niches à ses enfants ; c’est un orphelin. Nous logeons chez nous l’orphelin et l’orpheline. Ils s’aiment passionnément ; cela me ragaillardit, et n’empêche pourtant pas que je n’aie une grosse fluxion sur les yeux, et que je ne sois menacé de perdre la vue comme La Motte.

 

          Avouez, mon ancien ami, que la destinée de ce chiffon d’enfant est singulière. Je voudrais que le bon homme Pierre revînt au monde pour être témoin de tout cela, et qu’il vît le bon homme Voltaire menant à l’église la seule personne qui reste de son nom. Je commente l’oncle, je marie la nièce ; ce mariage est venu tout à propos pour me consoler de n’avoir plus à travailler sur des Cid, des Horaces, des Cinna, des Pompée, des Polyeucte. J’en suis à Pertharite, ne vous déplaise. La commission est triste, et ce qui suit n’est pas trop ragoûtant. Il fallait que Pierre eût le diable au corps pour faire imprimer tous ces détestables fatras. Mademoiselle Corneille, avec sa petite mine, a deux yeux noirs qui valent cent fois mieux que les douze dernières pièces de l’oncle Pierre. L’avez-vous vue ? la connaissez-vous ? c’est une enfant gaie, sensible, honnête, douce, le meilleur petit caractère du monde. Il est vrai qu’elle n’est pas encore parvenue à lire les pièces de son oncle, mais elle a déjà lu quelques romans ; et puis vous savez comment l’esprit vient aux filles.

 

          Adieu, mon cher et ancien ami ; je vous embrasse le plus tendrement du monde.

 

 

 

 

 

à M. Le Brun.

 

Ferney, 26 Janvier 1763.

 

 

          Puisque à la réception de ma lettre, monsieur, vous ne m’avez pas envoyé un parent de Racine pour épouser mademoiselle Corneille, nous avons pris un jeune cornette de dragons, de vingt-trois ans, d’une très jolie figure, de mœurs charmantes, bon gentilhomme, mon voisin, possédant à ma porte environ dix mille livres de rentes en terres. J’arrange ses affaires, je donne une dot honnête, je garde chez moi les mariés. Il est juste que vous ayez la première nouvelle de cet arrangement, puisque c’est à vous que je dois mademoiselle Corneille. Il faut que votre nom soit au bas du contrat. Envoyez-moi un ordre par lequel vous me commettrez pour signer en votre nom.

 

          Je ne sais pas où mesdemoiselles Félix et de Vilgenou demeurent. Je leur dois la même attention ; je vous supplie de leur faire rendre mes lettres, et de vouloir bien envoyer le paquet contenant leur réponse et la vôtre à M. Damilaville, premier commis du vingtième, quai Saint-Bernard. Je quitte la plume pour la donner à une main plus agréable que la mienne.

 

« Vous êtes, monsieur, le premier auteur de mon bonheur, il m’en est plus précieux. Je me joins à M. de Voltaire pour vous dire que je serai toute ma vie avec la plus sensible reconnaissance, monsieur, votre très humble et très obéissante servante. CORNEILLE.

 

Je présente mes obéissances à madame votre femme, que je n’oublierai jamais. »

 

          Je ne sais où prendre M. du Molard ; si vous le voyez, monsieur, je vous prie de vouloir bien l’assurer de mes sentiments. Mais soyez surtout persuadé de ceux que je vous ai voués bien sincèrement.

 

          Il est plaisant que le nom de notre mari soit Dupuits, tandis qu’on donne le mariage de M. Dupuis à la Comédie. Cela est d’un bon augure : on dit que la pièce est très jolie, notre Dupuits l’est aussi.

 

          Avouez, monsieur, que mademoiselle Corneille a eu une étoile bien singulière, si tant est qu’on ait une étoile.

 

          De tout mon cœur, votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE.

 

          Mes respects à madame Le Brun.

 

 

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