CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 28
Photo de PAPAPOUSS
à M. Damilaville.
23 auguste 1763.
Mon cher frère, ne bénissiez-vous pas Dieu de voir le peuple de Calvin prendre si hautement le parti de Jean-Jacques ? Ne considérons point sa personne, considérons sa cause. Jamais les droits de l’humanité n’ont été plus soutenus ; il n’y a point d’exemple de pareille aventure dans l’histoire de l’église. Fratres, orate, et vigilate.
J’apprends qu’un forban de libraire de Paris vient d’imprimer le Droit du Seigneur tout défiguré, d’après quelque copie informe faite à la Comédie ; cela, joint à l’aventure de David m’oblige de faire mettre dans les papiers publics un petit Avertissement : à qui puis-je mieux m’adresser qu’à mon cher frère ?
Je suis bien sûr que vous avez eu la bonté de faire rendre tous mes paquets à M. Mariette. Quand recommencera-t-il l’affaire des Calas ?
Voyez-vous quelquefois Elie de Beaumont, qui est à mon gré si supérieur à Christophe (1).
Salut à l’Encyclopédie ! Ecr. l’inf….
1 – L’archevêque Christophe de Beaumont. (G.A.)
à M. Thieriot.
23 auguste 1763.
Frère, vraiment on a raison de remarquer que ce sont les Rémois qui font la dépense de la statue, et que, par conséquent, ce n’est pas à eux à se louer. Il faudra, s’il vous plaît, rayer ces deux vers-là ; mais donnez toujours ma lettre (1) à M. Pigalle, afin qu’il ne croie pas que je suis un paresseux qui ai négligé de lui répondre.
Je ne sais quel fripon de Paris vient de faire imprimer le Droit du Seigneur sur une mauvaise copie transcrite à la Comédie. Le brigandage est partout. On a imprimé aussi je ne sais quelle tragédie de David, traduite de l’anglais, avec mon nom à la tête. Les gens sont bien méchants.
J’envoie à notre cher frère un beau désaveu pour mettre dans les papiers publics. Je vois qu’on persécutera toujours les saints ; mais aussi vous savez qu’ils auront la vie éternelle. Qui novi ? Portez-vous bien.
1 – Du 10 auguste. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
A Ferney, 25 auguste.
Votre excellence saura que je deviens quinze-vingts, que je suis des mois entiers sans pouvoir écrire. Si l’air de Turin vous a donné une entrave (1) ou un clou, l’air du lac pourrait bien m’ôter entièrement la vue.
Vous vous amusez, monsieur, à faire des enfants comme les pauvres gens. Vous aurez bientôt une famille nombreuse, tant mieux ; il ne saurait y avoir trop de gens qui vous ressemblent. Je ne suis pas si content de M. le coadjuteur que de vous. Vous savez sans doute que nous appelions autrement M. l’abbé (2) le codadjuteur. Il a oublié l’ancienne amitié dont il m’honorait, parce qu’il a cru que je ne criais pas assez haut : Vive M. le coadjuteur !
Je sais que je devrais, plus humble en ma misère,
Me souvenir du moins que je parle à son frère.
Mithr., act. I, sc. I.
Aussi je lui pardonne de tout mon cœur. Il est impossible de ne pas aimer la rage qu’il a pour le bien public.
J’avais bien recommandé aux Cramer de vous envoyer toutes les misères dont vous voulez bien me parler ; mais l’un est allé à Paris, l’autre à la campagne, et je vois que votre excellence n’a point été servie. Je leur ferai bien réparer leur faute : je vous demande très humblement pardon de leur négligence.
Le bruit a couru que l’infant (3) voyagerait l’année prochaine, et qu’il passerait par Genève ; je souhaite que vous en fassiez autant. Je sais que vos amis de Paris soupirent après votre retour. Je sais que tous les lieux sont égaux pour les esprits bien faits ; mais il n’en est pas de même quand les esprits bien faits ont des cœurs sensibles.
Je crois que vous verrez à Turin M. de Schowalow, ci-devant empereur de Russie (4). Je l’attends à Ferney dans le mois prochain. Il ira de là à Turin et à Venise, et il y soupera probablement avec les six autres rois (5) qui mangeaient à table d’hôte avec Candide et son valet Cacambo.
Votre excellence n’aura que l’hiver prochain Pierre Corneille et ses commentaires. J’ai fait ma tâche plus vite que les libraires ne font la leur. Vous trouverez que mon Commentaire n’est pas comme celui de dom Calmet, qui loue tout sans distinction. Il est vrai que Corneille est pour moi un auteur sacré ; mais je ressemble au père Simon (6), à qui l’archevêque de Paris demandait à quoi il s’occupait pour mériter d’être fait prêtre : Monseigneur, répondit-il je critique la Bible.
Conservez-moi vos bontés, je vous en prie. Permettez-moi de me mettre aux pieds de celle qui fait le bonheur de votre vie, et qui l’augmentera dans un mois. L’aveugle V.
1 – Peut-être faut-il lire anthrax. (G.A.)
2 – Chauvelin. (G.A.)
3 – Duc de Parme. (G.A.)
4 – Il avait été le favori d’Elisabeth. (G.A.)
5 – Voyez Candide, ch. XXVI. (G.A.)
6 – Richard Simon, oratorien. (G.A.)
à M. Helvétius.
25 auguste.
Pax Christi. Je vois, avec une sainte joie, combien votre cœur est touché des vérités sublimes de notre sainte religion, et que vous voulez consacrer vos travaux et vos grands talents à réparer le scandale que vous avez pu donner, en mettant dans votre fameux livre quelques vérités d’un autre ordre, qui ont paru dangereuses aux personnes d’une conscience délicate et timorée, comme MM. Omer Joly de Fleury, Gauchat, Chaumeix, et plusieurs de nos Pères.
Les petites tribulations que nos Pères éprouvent aujourd’hui les affermissent dans leur foi ; et plus nous sommes dispersés, et plus nous faisons de bien aux âmes. Je suis à portée de voir ces progrès, étant aumônier de M. le résident de France à Genève. Je ne puis assez bénir Dieu de la résolution que vous prenez de combattre vous-même pour la religion chrétienne dans un temps où tout le monde l’attaque et se moque d’elle ouvertement. C’est la fatale philosophie des Anglais qui a commencé tout le mal. Ces gens-là, sous prétexte qu’ils sont les meilleurs mathématiciens et les meilleurs physiciens de l’Europe, ont abusé de leur esprit jusqu’à oser examiner les mystères. Cette contagion s’est répandue partout. Le dogme fatal de la tolérance infecte aujourd’hui tous les esprits ; les trois quarts de la France au moins commencent à demander la liberté de conscience : on la prêche à Genève.
Enfin, monsieur, figurez-vous que lorsque le magistrat de Genève n’a pu se dispenser de condamner le roman de M. J.-J. Rousseau, intitulé Emile, six cents citoyens sont venus (1) par trois fois protester au conseil de Genève qu’ils ne souffriraient pas que l’on condamnât, sans l’entendre, un citoyen qui à la vérité avait écrit contre la religion chrétienne, mais qu’il pouvait avoir ses raisons, qu’il fallait les entendre ; qu’un citoyen de Genève peut écrire ce qu’il veut, pourvu qu’il donne de bonnes explications.
Enfin, monsieur, on renouvelle tous les jours les attaques que l’empereur Julien, les philosophes Celse et Porphyre, livrèrent, dès les premiers temps, à nos saintes vérités. Tout le monde pense comme Bayle, Descartes, Fontenelle, Shaftesbury, Bolingbroke, Collins, Woolston ; tout le monde dit hautement qu’il n’y a qu’un Dieu, que la sainte vierge Marie n’est pas mère de Dieu, que le Saint-Esprit n’est autre chose que la lumière que Dieu nous donne. On prêche je ne sais quelle vertu qui, ne consistant qu’à faire du bien aux hommes, est entièrement mondaine et de nulle valeur. On oppose au Pédagogue chrétien et au Pensez-y bien, livres qui faisaient autrefois tant de conversions, de petits livres philosophiques qu’on a soin de répandre partout adroitement. Ces petits livres se succèdent rapidement les uns aux autres. On ne les vend point, on les donne à des personnes affidées qui les distribuent à des jeunes gens et à des femmes. Tantôt c’est le Sermon des Cinquante, qu’on attribue au roi de Prusse ; tantôt c’est un Extrait du Testament de ce malheureux curé Jean Meslier, qui demanda pardon à Dieu en mourant d’avoir enseigné le christianisme ; tantôt c’est je ne sais quel Cathéchisme de l’honnête Homme, fait par un certain abbé Durand. Quel titre, monsieur, que le Catéchisme de l’honnête Homme ! comme s’il pouvait y avoir de la vertu hors de la religion catholique ! Opposez-vous à ce torrent, monsieur, puisque Dieu vous a fait la grâce de vous illuminer. Vous vous devez à la raison et à la vertu indignement outragées : combattez les méchants comme ils combattent, sans vous compromettre, sans qu’ils vous devinent. Contentez-vous de rendre justice à notre sainte religion d’une manière claire et sensible, sans rechercher d’autre gloire que celle de bien faire. Imitez notre grand roi Stanislas, père de notre illustre reine, qui a daigné quelquefois faire imprimer de petits livres chrétiens entièrement à ses dépens. Il eut toujours la modestie de cacher son nom, et on ne l’a su que par son digne secrétaire M. de Solignac. Le papier me manque ; je vous embrasse en Jésus-Christ. JEAN PATOUREL, ci-devant jésuite.
1 – Le 18 juin et le 8 Août. (G.A.)
à M. Damilaville.
26 auguste.
Que dit mon cher frère du peuple génevois ? que disent nos chers frères de la liberté que doit avoir, selon les lois, tout vicaire savoyard ? Avouez donc que voilà un plaisant événement. Ne vous ai-je pas dit que de deux mille personnes de toutes les parties du monde, et même jusqu’à des Espagnols, que j’ai vus dans mes retraites, je n’en ai pas vu une seule qui ne fût de la paroisse de ce vicaire. L’affaire va grand train chez les honnêtes gens. Orate, fratres, et vigilate.
Permettez qu’on vous adresse ce petit morceau pour M. Mariette. Mille tendres compliments. Ecr. l’inf….
à M. le cardinal de Bernis.
Au château de Ferney, 29 auguste.
Monseigneur, ou votre éminence n’a pas reçu le paquet que je lui envoyai il y a plus d’un mois (1), ou elle est malade, ou elle ne m’aime plus ; et ces alternatives sont fort tristes. C’est quelque chose qu’un gros paquet de vers ou perdu ou méprisé. Renvoyez-moi mes vers, je vous en conjure, et rendez-les meilleurs par vos critiques. Il n’appartient qu’à vous de juger de la poésie. Je viens de lire et de relire vos Quatre Saisons, très mal imprimées : heureux qui peut passer auprès de vous les quatre saisons dont vous faites une si belle peinture ! Je n’ai jamais vu tant de poésie. Il n’y a que nous autres poètes à qui la nature accorde de bien sentir le charme inexprimable de ces descriptions et de ces sentiments qui leur donnent la vie. C’était Babet (2) qui remplissait son beau panier de cette profusion de fleurs, que le cardinal ne s’avise pas de dédaigner. J’aime bien autant votre panier et votre tablier que votre chapeau. Cette lecture m’a consolé des romans de finance (3) qu’on imprime tous les jours, et des Remontrances. Je suis fâché que cette édition soit si incorrecte. Il y a des vers oubliés, et beaucoup d’estropiés. Oh ! si vous vouliez donner la dernière main à ce charmant ouvrage ! Pourquoi non ? On ne peut pas dire toujours son bréviaire. Quand vous seriez archevêque, quand vous seriez pape, je vous conjurerais de ne pas négliger un talent si rare ; mais vous ne m’avez pas répondu sur la tragédie de mes roués : est-ce que les Grâces rebutent le pinceau du Caravage ? cela pourrait bien être ; mais ne rebutez pas le tendre respect du Vieux de la montagne.
1 – Le 29 Juillet. (G.A.)
2 – Bernis lui-même. (G.A.)
3 – Tels que celui de Roussel de La Tour. (G.A.)
à M. Damilaville.
29 auguste.
Puisque vous daignez, mon cher frère, conduire avec tant de bonté mes affaires temporelles, en voici une bonne faffée.
J’envoie à M. Mariette le brevet que le roi nous a donné à madame Denis et à moi, accompagné de la copie de notre mémoire au conseil. Je vous supplie de vouloir bien lui adresser le tout. Nous aurons perdu tout le fruit de nos peines et des bontés du roi, si notre évocation au conseil n’a pas lieu. C’est une affaire très désagréable. Je me console d’avance du mauvais succès ; mais je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous en obtenir un bon. J’espère que Dieu aura pitié d’un de vos frères.
Mon cher frère a-t-il distribué les salutaires pancartes (1) qu’il a reçues ? Je fais mille remerciements à mon cher frère, et je l’embrasse tendrement.
Je serais curieux de voir ce Saül qu’on a la méchanceté de mettre sous mon nom. Ecr. l’inf…..
1 – Concernant son procès. (G.A.)