CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 27

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à M. Damilaville.

 

17 auguste, au départ de la poste.

 

 

          Je demande pardon à mon cher frère de ne lui plus parler que du temporel. Ce n’est pas que je ne m’intéresse vivement au Caloyer (1), et que j’abandonne le spirituel ; mais je me flatte que mon cher frère regardera cette affaire des dîmes comme un objet digne de son zèle. Il s’agit de confondre un prêtre : c’est toujours une bonne œuvre. Je me flatte que mon cher maître voudra bien m’envoyer pour mon édification ce Saül et David dont on parle tant, et que je ne connais pas.

 

          J’ai vu le Radoteur, et beaucoup d’autres drogues de cette espèce. Tout cela n’est pas de l’argent comptant.

 

          J’embrasse mon cher frère. Ecr. l’inf….

 

 

1 – Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18 auguste.

 

 

          Je reçois la lettre du 11 d’auguste de mes divins anges, avec le gros paquet. J’entre tout d’un coup en matière, car je n’ai pas de temps à perdre.

 

          D’abord mes anges sauront que toutes les choses de détail ne sont point du tout comme elles étaient.

 

          A l’égard de l’horreur que vous me proposez, et à laquelle madame Denis n’a jamais pu consentir, cela prouve que vous êtes devenu très méchant depuis que vous êtes ministre (1). C’est ce que je mande à M. le duc de Praslin ; le crime ne vous coûte rien : nous avions jugé, dans l’innocence des champs, qu’il était abominable que Fulvie voulût assassiner Antoine ; que ce n’était point l’usage des dames romaines, quand on leur présentait des lettres de divorce ; que deux assassinats à la fois, et tous deux manqués, pouvaient révolter les âmes tendres et les esprits délicats. Mais, puisque ce comble d’horreur vous fait tant de plaisir, je commence à croire que le public pourra la pardonner ; mais je vous avertis que la combinaison de ces deux assassinats est horriblement difficile ; il est à craindre que l’extrême atrocité ne devienne ridicule. Un assassinat manqué peut faire un effet tragique ; deux assassinats manqués peuvent faire rire, surtout quand il y en a un hasardé par une dame. Toutes les combinaisons que ce plan exige demandent beaucoup de temps. J’y rêverai, et j’y rêve déjà en vous contant la chose seulement.

 

          Mes divins anges, mon affaire contre la sainte Eglise est entre les mains de M. Mariette : cette affaire est terrible. Si nous la perdions, tous les droits, tous les avantages de notre terre nous seraient infailliblement ravis ; nous aurions jeté plus de cent mille écus dans la rivière. Tous nos droits sont fondés sur le traité d’Arau. Il ne s’agit aujourd’hui que de savoir qui doit être juge du traité d’Arau, ou le roi, qui le connaît, ou le parlement de Dijon, qui ne le connaît pas.

 

          La république de Genève, intéressée comme moi dans cette affaire, a chargé M. Cromelin d’en parler ou d’en écrire à M. le duc de Praslin, afin que ce ministre puisse faire regarder au conseil cette affaire comme une affaire d’Etat, laquelle doit être jugée au conseil des parties, comme tous les procès de ce genre y ont été jugés.

 

          Mais aujourd’hui il ne s’agit que de revenir contre un arrêt de ce même conseil des parties, obtenu par défaut et subrepticement contre MM. de Budé, qui n’en ont rien su, et qui étaient dans leurs terres de Savoie quand on a rendu cet arrêt. Il renvoie les parties plaider au parlement de Dijon, selon les conclusions de l’Eglise, et contre les déclarations de nos rois, que MM. de Budé n’ont pu faire valoir, dans l’ignorance où ils étaient des procédures que l’on faisait contre eux.

 

          C’est à M. Mariette, chargé du pouvoir de MM. de Budé et du nôtre, à revenir contre cet arrêt, et à renouer l’affaire au conseil des parties.

 

          Il sera peut-être nécessaire que préalablement nous obtenions des lettres patentes du roi, au rapport de M. le duc de Praslin. C’est ce que j’ignore, et sur quoi probablement M. Mariette m’instruira.

 

          On m’avait mandé des bureaux de M. de Saint-Florentin que cette affaire dépendait de son ministère, parce qu’il a le département de l’Eglise ; mais M. le duc de Praslin a le département des traités.

 

          Pompée et Fulvie disent qu’ils sont fort fâchés de cet incident qui vient les croiser, que le traité d’Arau n’a aucun rapport avec l’empire romaine et les proscriptions.

 

          Mes anges, ma tête bout et mes yeux brûlent. Je me mets à l’ombre de vos ailes.

 

          Encore un mot, pourtant. M. de Martel, fils de la belle Martel (2), ci-devant inspecteur de la gendarmerie, arrive ici sous un autre nom, par la diligence, avec une vieille redingote pelée, et une tignasse par-dessus ses cheveux : il dit qu’il vous connaît beaucoup. Expliquez-moi donc cela, je vous en conjure. Est-il fou ?

 

 

1 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)

2 – Madame de Fontaine-Martel. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Palissot.

 

A Ferney, 18 auguste 1763.

 

 

          Je deviens aveugle tout de bon, monsieur ; me voilà comme le bon homme Tobie, et je n’espère rien du fiel d’un poisson. Je suis bien aise qu’il n’y ait plus de fiel entre M. de Tressan et vous (1) ; et je voudrais que vous pussiez être l’ami de tous les philosophes ; car, au bout du compte, puisque vous pensez comme eux sur bien des choses, pourquoi ne pas être uni avec eux ? Il me semble que nous ne devons avoir que les sots pour ennemis. Je voudrais pouvoir vous voir à Ferney avec les Diderot, les d’Alembert, les Hume, les Jean-Jacques. Nous chanterions tous mademoiselle Corneille et son grand-oncle ; mais Fréron n’en serait pas.

 

          Sans compliments, et à vous de tout mon cœur.

 

 

1 – Tressan avait voulu faire chasser Palissot de l’Académie de Nancy. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 19 auguste (car il est trop barbare

d’écrire aoust, et de prononcer ou).

 

 

L’AVEUGLE VOLTAIRE A L’AVEUGLE MARQUISE DU DEFFAND.

 

 

          Les gens de notre espèce, madame, devraient se parler au lieu de s’écrire, et nous devrions nous donner rendez-vous aux Quinze-Vingts, d’autant plus qu’ils sont dans le voisinage de M. le président Hénault. On m’a mandé qu’il avait été dangereusement malade ces jours passés, mais qu’il se porte mieux. Je m’intéresse bien vivement à votre santé et à la sienne ; car enfin il faut que ce qui reste à Paris de gens aimables vive longtemps, quand ce ne serait que pour l’honneur du pays.

 

          Etes-vous de l’avis de Mécène, qui disait : Que je sois goutteux, sourd, et aveugle, pourvu que je vive, tout va bien ? Pour moi, je ne suis pas tout à fait de son opinion, et j’estime qu’il vaut mieux n’être pas que d’être si horriblement mal. Mais, quand on n’a que deux yeux et une oreille de moins, on peut encore soutenir son existence tout doucement.

 

          J’ai eu une grande dispute avec M. le président Hénault, au sujet de François II (1), et je vous en fais juge. Je voudrais que, quand il se portera bien, et qu’il n’aura rien à faire, il remaniât un peu cet ouvrage, qu’il pressât le dialogue, qu’il y jetât plus de terreur et de pitié, et même qu’il se donnât le plaisir de le faire en vers blancs, c’est-à-dire en vers non rimés. Je suis persuadé que cette pièce vaudrait mieux que toutes les pièces historiques de Shakespeare, et qu’on pourrait traiter les principaux événements de notre histoire dans ce goût.

 

          Mais il faudrait pour cela un peu de cette liberté anglaise qui nous manque. Les Français n’ont encore jamais osé dire la vérité toute entière. Nous sommes de jolis oiseaux à qui on a rogné les ailes. Nous voletons, mais nous ne volons pas.

 

          Je vous supplie, madame, de lui dire combien je lui suis attaché.

 

          Adieu, madame ; je ne sais si nous avons jamais bien joui de la vie, mais tâchons de la supporter. Je m’amuse à entendre, sauter, courir, déraisonner mademoiselle Corneille, son petit mari, sa petite sœur, dans mon petit château, pendant que je dicte des commentaires sur Agésilas et Attila. Et vous, madame, à quoi vous amusez-vous ? Je vous présente mon très tendre respect.

 

 

1 – Tragédie en cinq actes et en prose, 1747. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

21 auguste 1763.

 

 

          Il est bon que mes frères sachent qu’hier six cents personnes vinrent, pour la troisième fois, protester en faveur de Jean-Jacques contre le conseil de Genève, qui a osé condamner le Vicaire savoyard. Ils disent qu’il est permis à tout citoyen d’écrire ce qu’il veut sur la religion ; qu’on ne peut le condamner sans l’entendre ; qu’il faut respecter les droits des hommes : et on prétend que cela pourrait bien finir par une prise d’armes. Je ne serais pas fâché de voir une guerre civile pour le Vicaire savoyard : je ne crois pas qu’il y en ait dans Paris pour Saül et David.

 

          J’espère que mon cher frère aura la charité de m’envoyer cette pièce édifiante, que je ne connais point du tout.

 

          Voici encore un petit mot pour M. Mariette. J’importune beaucoup mon frère ; mais quand on a un procès contre la sainte Eglise, il faut bien s’adresser aux sages. J’embrasse mon sage frère. Ecr. l’inf…

 

 

 

 

 

à M. Mariette.

 

21 auguste 1763.

 

 

          Je supplie M. Mariette de me faire réponse à mi-marge aux questions qu’il a dû recevoir de moi. Un mot de sa main suffira pour m’éclairer. J’attends ce mot avec impatience.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Ferney, 21 auguste (1).

 

 

          Monseigneur, vous voulez des assassinats, vous en aurez. En voici une paire (2) dans le paquet de M. d’Argental. Si vous voulez, vous lirez ces rogatons avant mes anges, ou bien vous les lirez avec mes anges.

 

          Pendant que je vous envoie des tragédies, M. de Montpéroux vous fait sans doute le récit de la farce de Genève. Vous verrez comme les enfants de Calvin ont changé. Il est assez plaisant de voir tout un peuple demander réparation pour Jean-Jacques Rousseau. Ils disent qu’il est vrai qu’il a écrit contre la religion chrétienne, mais que ce n’est pas une raison assez forte pour oser donner une espèce d’assigné pour être ouï à un citoyen de Genève ; que si un citoyen de Genève trouve la religion chrétienne mauvaise, il faut discuter ses raisons modestement avec lui, et ne pas le juger sans l’avoir entendu, etc.

 

          Vous entendrez parler bientôt de la cité de Genève, et je crois que vous serez obligé d’être arbitre entre le peuple et le magistrat ; car vous êtes garant des lois de cette petite ville, comme du traité de Westphalie. Cela vous amusera, et vous aurez le plaisir d’exercer vos talents de pacificateur de l’Europe.

 

          Je me flatte toujours que vous daignerez aussi être mon juge, et que Mariette vous présentera une requête pour le traité d’Arau. Je serai jugé par vous en vers et en prose ; mais il m’est plus aisé de changer deux actes de tragédie que de faire un factum contre l’Eglise.

 

          Je suis avec un profond respect, monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. L’aveugle V.

 

 

1 – Editeur, Gabriel Charavay. (G.A.)

2 – Le Triumvirat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

23 auguste 1763.

 

 

          O mes anges ! il arrive toujours quelques tribulations aux barbouilleurs de papier, c’est leur métier. J’y suis accoutumé depuis plus de cinquante ans. Patience, cela finira. On a imprimé mon pauvre Droit du Seigneur tout délabré. Cela, joint à la publication de la pièce sainte de Saül et David, qu’on dit aussi ridiculement imprimée, est une mortification que je mets aux pieds de mon crucifix. Je pense que le petit Avis ci-joint est l’unique remède que je doive employer pour ce petit mal, et je suppose que ma lettre à mon gros neveu est inutile (1). Je soumets le tout à votre prudence, et à la grande connaissance que vous avez de votre ville de Paris.

 

          Je ne peux, du pied des Alpes, diriger mes mouvements de guerre ; je peux seulement dire en général : Si Omer avance de ce côté-là, tenons-nous-en à notre petit Avis au public. Je m’en remets à la bonté de mes anges, et au battement de leurs ailes.

 

          Mes anges doivent avoir reçu un gros paquet adressé à M. le duc de Praslin ; ils ont dû voir qu’on s’est hâté de leur obéir. L’épithète d’assassines n’avait jamais été donnée jusqu’ici aux dames ; mais, puisque vous le voulez, Fulvie est assassine. Je ne dis pas que j’aie exécuté tous vos ordres ; car ce n’est pas assez d’assassiner son mari dans son lit, il faut encore faire de beaux vers. Renvoyez-moi donc mon griffonnage apostillé, et puis j’aurai l’honneur de vous le renvoyer au net.

 

          Je baise les ailes de mes anges le plus humblement du monde.

 

 

1 – Voyez la lettre à Damilaville du 14 auguste, et celle à d’Hornoy, même date. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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