CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 24

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 24

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à M. le marquis Albergati Capacelli

 

Ferney, 26 Juillet (1).

 

 

          Vraiment, monsieur, vous en parlez bien à votre aise, vous à la fleur de l’âge, dans le sein des belles-lettres et des plaisirs ! Vos yeux sont excellents, vous écrivez quand vous voulez ; et moi, je suis un pauvre vieillard infirme qui a les neiges des Alpes sur la tête. J’ai voulu jouer un rôle de vieux bon homme sur mon petit théâtre ; mais on ne m’entendait plus. Je suis obligé de renoncer à cet agréable amusement qui me consolait.

 

          J’ai reçu aujourd’hui une lettre de notre cher Goldoni. Je me flatte toujours qu’il passera chez nous à son retour ; mais je suis toujours réduit à faire des souhaits impuissants. Il me vient souvent des Italiens et des Anglais la première question que je leur fais est pour savoir s’ils ont vu M. le marquis Albergati Capacelli ; s’ils ne l’ont pas vu, ils ne sont pas trop bien reçus.

 

          On dit que M. Algarotti est malade à Bologne ; ce sont les deux ambassadeurs vénitiens revenant d’Angleterre et de Paris qui me l’ont dit ; ils prétendent que sa maladie est très sérieuse. Je suis très affligé de son état, et quoique je sois plus malade que lui, je vais lui écrire un petit mot.

 

          Adieu, monsieur, on ne peut être plus sensible que je le suis à vos bontés.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

27 Juillet 1763.

 

 

          Mes divins anges, Dieu soit loué, et Lekain ! Je suis fort aise que votre nation soit assez ferme pour soutenir une tragédie sans femmes (1) ; cette aventure est fort à l’honneur des acteurs. Lekain m’a écrit une jolie lettre sur cette affaire ; s’il se met à avoir de l’esprit, il ne lui manquera rien. Vraiment je serai fort aise que M. de Praslin s’amuse de mes coupe-jarrets ; mais il y a un rôle de Fulvie dont je ne suis pas content aux premiers actes ; la vérité historique m’avait induit en erreur. Il est vrai que la femme d’Antoine avait eu une passade avec Octave ; mais ce trait historique n’est point du tout tragique. Je ne crois pas qu’une femme répudiée par son mari, et abandonnée par son amant, puisse jamais jouer un beau rôle.

 

          Je me complaisais à peindre toute la licence de ces temps de cruauté et de débauche. J’ai été trop loin, et j’ai avili Fulvie en peignant les triumvirs tels qu’ils étaient. En un mot, il faut retoucher le rôle de Fulvie. La pièce, à cela près, vous paraît-elle aller un peu ? S’il y a quelque chose de mauvais, dites-le-moi ; s’il y a du bon, dites-le moi aussi. Je ne suis point rétif, point opiniâtre, point amoureux de ma statue. Quand je ne corrige pas, c’est que je ne trouve pas ; la bonne volonté ne me manque point, mais bien l’imagination On n’a pas toujours des idées à commandement, c’est un coup de la grâce ; elle vient quand il lui plaît ; elle est, comme l’amour, très volontaire.

 

          Je vous promets le secret : il n’y aura point de Thieriot dans cette affaire. La nymphe Clairon n’aura pas, je crois, de rôle dans mes coupe-jarrets : Julie est trop jeune, Fulvie trop peu de chose. Ce ne sera jamais qu’une femme qui veut se venger, et ce n’est pas assez pour un premier rôle ; il faudrait des passions plus tragiques. Fulvie réussirait à Londres ; on y aime les caractères de toute espèce, dès qu’ils sont dans la nature : nous sommes plus délicats et plus dégoûtés.

 

          Mes anges, dès que vous aurez passé légèrement sur le rôle de Fulvie avec M. le duc de Praslin, et que vous aurez daigné examiner le reste, renvoyez-moi ma drogue.

 

          Mais est-il vrai que le feu couve sous la cendre en Russie ? qu’il y a un grand parti en faveur de l’empereur Ivan (2) ? que ma chère impératrice sera détrônée, et que nous aurons un nouveau sujet de tragédie ?

 

          J’ai reçu enfin le prospectus de messieurs de la Gazette littéraire ; je souhaite qu’on y répande un peu de sel, afin de faire tomber le gros poivre de l’ami Fréron ; mais il sera bien difficile qu’un ouvrage sérieux, dont le ministère répond, soit si salé.

 

          N’ai-je pas un compliment à faire à M. d’Argental sur le traité qui assure Plaisance au duc de Parme, et cela ne vaudra-t-il pas à mes anges quelques fromages de Parmesan ?

 

 

1 – La Mort de César avait été reprise le 18 Juillet, avec Lekain dans le rôle de Brutus. (G.A.)

2 – Ivan fut assassiné l’année suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

27 Juillet 1763.

 

 

          Monsieur le Garrick de France, vous n’êtes le Garrick que pour le mérite, et non pour la bourse. Vous vous en tenez aux applaudissements du public, et vous laissez là les pensions de la cour ; mais quand une fois le roi aura sept cent quarante millions net de revenu annuel, qu’on lui promet dans des brochures (1), je ne doute pas que vous ne soyez alors couché sur l’état. Vous venez de faire un miracle : vous avez fait supporter à la nation une tragédie sans femmes ; vous avez aussi fait paraître un corps mort. Vous parviendrez à faire changer l’ancienne monotonie de notre spectacle, qu’on nous a tant reprochée. Il faut avouer que jusqu’ici la scène n’a pas été assez agissante ; mais aussi gare les actions forcées et mal amenées ! gare le fracas puéril du collège ! Tout à ses mouvements, et le chemin du bon est bien étroit. Vous avez trouvé ce chemin mon grand acteur ; je ne serai content que lorsque vous serez dans celui de la fortune, et que la cour vous aura rendu justice. Je vous embrasse bien tendrement. Madame Denis vous fait mille compliments.

 

 

1 – Telles que celle de Roussel de La Tour. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

A Ferney, 29 Juillet 1763.

 

 

          Je me suis imaginé, monseigneur, qu’à la longue je pourrais bien vous ennuyer en vous parlant de la douceur de vivre à la campagne, et de cultiver en paix la philosophie et son jardin. J’ai voulu animer un peu le commerce littéraire dont votre éminence veut bien m’honorer : je ne me suis pas borné à faire mes foins ; j’ai fait une tragédie (1). Celle-ci n’a pas été faite en six jours. Il faut avouer que j’y en ai mis douze. Je ne puis travailler que rapidement, quand une fois je suis échauffé ; Vous sentez bien qu’il vaut autant esquisser son sujet en vers qu’en prose ; cela est moins ennuyeux pour les personnes qu’on prend la liberté de consulter, et on corrige ensuite les mauvais vers qu’on a faits, et les bons qu’on a faits mal à propos. Daignez donc agréer l’ouvrage que je soumets à vos lumières et que je confie à vos très discrètes bontés, car la chose est un secret. Je n’ai rien à vous dire sur le sujet ; vous connaissez les masques, vous savez que Fulvie avait eu du goût pour Octave, du temps de son mariage avec Antoine, et que c’était une femme assez vindicative. Je sais bien que peu de belles dames pleureront à cette tragédie ; elle est plus faite pour ceux qui lisent l’Histoire romaine que pour les lecteurs d’élégies. On ne peut pas toujours être tendre ; le genre dramatique a plus d’une ressource. J’étais apparemment dans mon humeur noire quand j’ai fait cette besogne.

 

          Je ne vous demande point pardon d’avoir agrandi la petite île du Reno, où les triumvirs s’assemblèrent ; je crois qu’il n’y avait place que pour trois sièges ; mais vous savez que nous autres poètes nous agrandissons et rapetissons selon le besoin. Enfin je souhaite que cette débauche d’esprit vous amuse une heure ; si vous avez la bonté d’en consacrer une autre à me dire mes fautes, je vous serai plus obligé que d’ordinaire les auteurs ne le sont en pareil cas. J’aimerais bien mieux entendre vos sages réflexions que les lire. Je ne vous dis pas combien je regrette de ne pouvoir vous faire ma cour, et présenter mon respect à celui que j’ai vu le plus aimable des hommes.

 

 

1 – Le Triumvirat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

29 Juillet 1763.

 

 

          J’ai eu beaucoup de peine à trouver les deux brochures que j’envoie à mon cher frère : il ne veut sans doute les avoir que pour les réfuter. Ces sortes d’ouvrages, qui sont assez communs en Hollande, ne servent qu’à faire triompher notre sainte religion.

 

          Mon cher frère est prié de vouloir bien avoir la bonté d’envoyer les paquets ci-joints à un procureur et à un notaire, à qui ils sont adressés. Il ne faut pas toujours négliger les affaires pour la philosophie.

 

          A propos d’affaires, il faut que je consulte mon cher frère : le receveur du vingtième, qui demeure à Belley, prétend que nous devons lui envoyer notre argent à Belley, qui est à dix-lieux par delà nos montagnes, tandis qu’il peut avoir très aisément un bureau de correspondance à Gex où nous payons la capitation, et qui n’est qu’à une lieue  du château de Ferney. Cette prétention me paraît inique et absurde. Je demande le sentiment de mon cher frère. Je l’embrasse bien tendrement ; je le prie de me dire combien de paquets il a reçus. Il m’avait flatté que nous raisonnerions ensemble à Ferney.

 

N.B. – A-t-il fait parvenir un Catéchisme à frère H (1) ? En a-t-il distribué aux fidèles ?

 

 

1 – Helvétius. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

29 Juillet 1763.

 

 

          Je me sers de la route de Lyon, mon cher frère, pour vous dire qu’il y a un petit paquet pour vous chez M. d’Argental, qu’il peut avoir remis au suisse de M. de Courteilles. Je tâche, autant que je peux, de dérouter les curieux. Vous devez avoir reçu un envoi par Besançon.

 

N.B. – Le paquet que je vous annonce chez M. d’Argental a été adressé à M. le duc de Praslin. Or M. de Praslin est à Compiègne ; ainsi le paquet aura été retardé de deux ou trois jours.

 

N.B. - Autre paquet par la même voie.

 

N.B. – Je vous supplie de me mander ce que vous avez reçu.

 

N.B. – Je vous aime bien tendrement ; mais je désespère de vous posséder.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Juillet 1763.

 

 

          J’ai pris la liberté d’envoyer des paperasses à mes anges, attendu qu’on ne peut pas toujours envoyer des tragédies. J’ai recours à leurs bontés, en prose et en vers.

 

          Il est question vraiment d’une affaire considérable. Si M. d’Argental veut seulement jeter les yeux sur le précis de ma Requête au roi en son conseil (1), il verra de quoi les prêtres sont capables. Je ne sais comment m’y prendre pour faire parvenir par la poste un si énorme paquet à M. Mariette.

 

          Pardon encore une fois, mes divins anges, si je vous importune à ce point.

 

          Je crois qu’on peut faire quelque chose de mes roués : êtes-vous de cet avis ? Savez-vous qu’il est horriblement difficile de trouver des sujets, et de faire du neuf ? vous voyez : je suis obligé de revenir à Rome, après avoir fait le tour du monde.

 

          Respect, tendresse, et pardon.

 

 

1 – Voyez la lettre à Damilaville du 13 auguste. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

A Ferney, 30 Juillet 1763.

 

 

          Vous verrez, mon cher Garrick de France, par ma réponse à MM. vos confrères et à mesdames vos consœurs (1), combien j’ai été touché de l’attention qu’ils ont bien voulu avoir pour moi. Il me faut à présent autant de talents que de zèle, et c’est ce qui est fort difficile. N’allez pas croire, mon cher ami, qu’à soixante-dix ans on soit bien échauffé par les glaces du mont Jura et des Alpes. Un vieillard peut faire des contes de ma mère l’Oie ; mais les tragédies en cinq actes, et les vers alexandrins, demandent le feu d’un jeune homme : je n’ai plus malheureusement que celui de ma cheminée. Peut-être que le souffle de mes anges pourra ranimer en moi encore quelques étincelles. Je vous réponds de mes efforts, mais non pas de mes succès. Je vous réponds surtout de la tendre amitié que conservera pour vous, toute sa vie, le Vieux de la montagne.

 

 

1 – On n’a pas cette lettre aux comédiens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er auguste.

 

 

          O anges de lumière ! voici donc ce que M. de Thibouville me mande sous votre cachet :

 

          « Mais j’aurai bien autre chose encore. Oui, oui, oui, j’en sais plus que je n’en dis, peut-être plus que vous-même, qui me tenez rigueur, entendez-vous ? Mon Dieu que cela sera beau ! »

 

          Il en sait plus qu’il n’en dit, donc il a lu mes roués ; il en sait plus que moi, donc il sait votre sentiment sur mes roués, que je ne sais pas encore. Il est donc dans la bouteille ; vous lui avez donc fait jurer de garder le secret : ce secret est essentiel ; c’est en cela que consiste tout l’agrément de la chose. Figurez-vous quel plaisir de donner cela sous le nom d’un adolescent sortant du séminaire. Comme on favorisera ce jeune homme, qui s’appelle, je crois, Marcel ! Voilà la vraie tragédie, dira Fréron. Les soldats de Corbulon (1) diront : Ce jeune homme pourra un jour approcher du grand Crébillon ; et mes anges de rire. Si on siffle, mes anges, ne feront semblant de rien ; quoi qu’il arrive, c’est un amusement sûr pour eux, et c’est tout ce que je prétendais.

 

          Mais me voici à présent bien loin de la poésie et de cette niche que vous ferez au public. Mon procès me tourmente. Je prévois une perte de temps effroyable. Si je peux parvenir à raccrocher cette affaire au croc du conseil, dont on l’a décrochée, je suis trop heureux. Elle y pendra longtemps, et j’aurais toujours le plaisir de me moquer d’un homme d’église ingrat et chicaneur.

 

          Il y a un siècle que je n’ai reçu des nouvelles de mon frère Damilaville ; je ne sais plus comme le monde est fait.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – Les partisans de Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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