CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 22

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à M. le comte d’Argental.

 

29 Juin 1763.

 

 

          Divins anges, je reçois votre lettre du 21 de juin. Voici le temps où mon sang bout, voici le temps de faire quelque chose. Il faut se presser, l’âge avance, il n’y a pas un moment à perdre. Il me faut jouer de grands rôles de tragédies, pour amuser ces enfants et ces Génevois : mais ce n’est pas assez d’être un vieil acteur, je suis et je dois être un vieil auteur ; car il faut remplir sa destinée jusqu’au dernier moment.

 

          Cela ne m’empêchera pas, dans les entr’actes, de travailler à votre Gazette. Je suivrai très exactement les ordres de M. le duc de Praslin, s’il m’en donne. Encore une fois, il est pourtant bien étrange  que je n’aie pas vu une seule Gazette littéraire (1) : qu’est-ce que cela veut dire ?

 

          Cramer assure qu’il n’a envoyé aucun exemplaire à Robin-Mouton, et qu’on a ôté mon nom partout. Je désirerais fort de n’être pas réduit à faire un désaveu inutile, qu’on ne croira pas, et qui ne servira à rien. Il ne s’agit que d’engager Merlin à veiller sur son propre intérêt ; c’est ce que j’ai mandé à frère Damilaville.

 

          Au reste, il y a longtemps que j’ai pris mon parti sur cette affaire. Si on me poursuit, je crois la chose très injuste, et tout le monde ici pense de même. Je n’ai pas écrit un seul mot qui puisse déplaire à la cour ; ma justification est toute prête. Je sais bien que le roi ne me soutiendra pas plus contre le parlement que le président d’Eguilles ; mais je me soutiendrai très bien moi-même. Je n’habite point en France, je n’ai rien en France qu’on puisse saisir ; j’ai un petit fonds pour les temps d’orage. Je répète que le parlement ne peut rien sur ma fortune, ni sur ma personne, ni sur mon âme, et j’ajoute que j’ai la vérité pour moi. Un corps entier fait souvent de très fausses démarches, il faut s’y attendre ; mais soyez très sûrs qu’à mon âge tous les parlements du monde ne troubleront pas ma tranquillité. Le sang ne me bout que pour les vers ; je suis et serai serein en prose. Il m’importe fort peu où je meurs ; j’ai quatre jours à vivre, et je vivrai libre ces quatre jours.

 

          J’ai été fidèle avec le dernier scrupule, je n’ai envoyé à personne une seule ligne de ce que vous avez très sagement supprimé. Je vous supplie de m’instruire si les Cramer ont laissé subsister mon nom à la tête de quelques exemplaires : ce point est très important, car on ne peut procéder contre la personne que quand elle s’est nommée. Toutes les procédures générales et sans objet tombent. Mais enfin, qu’on procède comme on voudra. Je suis aussi imperturbable que je suis dévoué à mes anges.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – La Gazette ne parut qu’en 1764. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

A Ferney, 30 Juin 1763 (1).

 

 

          Madame, une bonne âme a mis entre mes mains les libéralités d’une grande âme. Je ferai tenir incessamment à la famille infortunée des Calas les marques de votre générosité. Ce secours est un augure bien favorable pour le gain absolu de leur procès. On est sûr de la justice, quand on est protégé par la vertu. Votre altesse sérénissime n’a jamais fait que de belles actions. Tous les princes, vos confrères, ne vous imitent pas, madame ; ils donnent des batailles, ils les gagnent ou ils les perdent ; ils font des traités ou dangereux ou utiles ; mais secourir la vertu malheureuse, aller chercher dans le sein de l’opprobre et de la misère des inconnus persécutés, les honorer d’un bienfait considérable, c’est ce qui n’appartient qu’à madame la duchesse de Gotha.

 

          On ose donner des fêtes à Paris ; je ne sais pas trop bien pourquoi. Il me semble que c’est aux Anglais et à certains princes d’Allemagne à donner des fêtes. Si votre altesse sérénissime peut se plaire aux petits objets qui marquent de l’humanité, je lui dirai que Jean-Jacques Rousseau, condamné dans la ville de Calvin pour avoir fait parler un vicaire savoyard, Jean-Jacques qui s’était débourgeoisé de Genève, a trouvé des bourgeois qui ont pris son parti. Deux cents personnes, parmi lesquelles il y avait deux ou trois ministres, ont présenté pour lui requête au magistrat (2) « Nous savons bien qu’il n’est pas chrétien, disent-ils ; mais nous voulons qu’il soit notre citoyen. » Voilà donc la tolérance établie, Dieu soit béni ! c’est un exemple qu’on ne suivra pas à Rome, en Espagne, en Autriche.

 

          Que votre auguste famille me conserve ses bontés. Agréez, madame, mon profond respect.

 

 

1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)

2 – Le 18 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Sarbeti.

 

Au château de Ferney, en Bourgogne (1).

 

 

          Monsieur, je suis vieux, malade, surchargé d’inutiles travaux ; voilà trois excuses de n’avoir pas répondu plus tôt à la lettre dont vous m’honorez. Je les trouve toutes trois assez désagréables, m’accommodant comme je peux des désagréments de la vieillesse de Corneille, qu’il faut pourtant faire imprimer, parce que le public, qui a plus de curiosité que de bon goût, veut recueillir les sottises comme les bons ouvrages. Je vois, monsieur, que vous aimez la vérité. Vous ne pardonnez sans doute à mes talents que parce que vous avez vu combien cette vérité m’est chère. J’espère que vous en trouverez quelques-unes dans la nouvelle édition de mon Essai sur l’Histoire générale. J’avais ébauché le genre humain, je me flatte à présent de l’avoir peint.

 

          Je crois qu’en effet MM. Cramer, libraires, donneront un volume séparé de ces additions. Je leur laisse absolument tout le soin de la typographie, auquel je n’ai nul intérêt. Le mien est de dire la vérité autant qu’il est en moi. Ma récompense est le suffrage des hommes de votre mérite.

 

          Je suis avec les sentiments les plus respectueux, etc.

 

 

1 – Cette lettre, toujours classée en décembre 1763, doit être du mois de juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Helvétius. (1)

 

2 Juillet 1763.

 

 

          La seule vengeance qu’on puisse prendre de l’absurde insolence avec laquelle on a condamné tant de vérités en divers temps est de publier souvent ces mêmes vérités, pour rendre service à ceux mêmes qui les combattent. Il est à désirer que ceux qui sont riches veuillent bien consacrer quelque argent à faire imprimer des choses utiles ; des libraires ne doivent point les débiter ; la vérité ne doit point être vendue.

 

          Deux ou trois cents exemplaires, distribués à propos entre les mains des sages, peuvent faire beaucoup de bien sans bruit et sans danger. Il paraît convenable de n’écrire que des choses simples, courtes, intelligibles aux esprits les plus grossiers ; que le vrai seul, et non l’envie de briller, caractérise ces ouvrages ; qu’ils confondent le mensonge et la superstition, et qu’ils apprennent aux hommes à être justes et tolérants. Il est à souhaiter qu’on ne se jette point dans la métaphysique, que peu de personnes entendent, et qui fournit toujours des armes aux ennemis. Il est à la fois plus sûr et plus agréable de jeter du ridicule et de l’horreur sur les disputes théologiques, de faire sentir aux hommes combien la morale est belle et les dogmes impertinents, et de pouvoir éclairer à la fois le chancelier et le cordonnier. On n’est parvenu, en Angleterre, à déraciner la superstition que par cette voie.

 

          Ceux qui ont été quelquefois les victimes de la vérité, en laissant débiter par des libraires des ouvrages condamnés par l’ignorance et par la mauvaise foi, ont un intérêt sensible à prendre le parti qu’on propose. Ils doivent sentir qu’on les a rendus odieux aux superstitieux, et que les méchants se sont joints à ces superstitieux pour décréditer ceux qui rendaient service au genre humain.

 

          Il paraît donc absolument nécessaire que les sages se défendent, et ils ne peuvent se justifier qu’en éclairant les hommes. Ils peuvent former un corps respectable, au lieu d’être des membres désunis que les fanatiques et les sots hachent en pièces. Il est honteux que la philosophie ne puisse faire chez nous ce qu’elle faisait chez les anciens ; elle rassemblait les hommes, et la superstition a seule chez nous ce privilège.

 

 

1 – Grimm, dans sa Correspondance, intitule cette lettre : Epître aux fidèles, par le grand apôtre des Délices. On ne sait trop si c’est à Helvétius ou à Diderot qu’elle fut adressée. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

A Ferney, par Genève, 7 Juillet 1763.

 

Orate, fratres.

 

          Voilà le froid Bougainville mort (1), mon cher ami. Il faut que vous réchauffiez l’Académie. Je vais écrire à tous mes amis. Ce n’est pas que vous en ayez besoin ; c’est uniquement pour me faire honneur. J’ose croire que vous n’aurez point de concurrent ; votre excellent ouvrage, vous ouvre toutes les portes. Il n’y a pas longtemps qu’étant las de faire des commentaires sur Corneille, j’ai renvoyé le lecteur à votre Poétique (2), en lui disant qu’il n’y en a point de meilleure.

 

          Figurez-vous que je vous avais envoyé par M. Bouret une jolie édition de la Pucelle, avec quelques remarques sur la poésie hébraïque, que j’ai trouvée toujours d’une extravagance très insipide.

 

          Adieu, mon cher confrère ; je vous embrasse avec la plus tendre amitié.

 

 

1 – Le 22 juin. Il avait traduit l’Anti-Lucrèce de Polignac. (G.A.)

2 – Voyez les Remarques sur Pulchérie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

12 Juillet 1763.

 

 

          Dieu bénit nos travaux. Jean-Jacques, l’apostat, n’a pas laissé de rendre de grands services par son Vicaire savoyard.

 

          Presque tout le peuple de Genève est devenu philosophe. On a trouvé très mauvais que le conseil de Genève ait fait brûler le livre de Jean-Jacques ; ce n’est pas ainsi, disent-ils, qu’on doit traiter un citoyen. Deux cents personnes, parmi lesquelles il y avait trois prêtres, sont venues faire de très fortes remontrances ; mais il faut que vous sachiez que Jean-Jacques n’a été condamné que parce qu’on n’aime pas sa personne.

 

          Admirez la Providence. L’auteur de l’Oracle des fidèles, livre excellent, trop peu connu, était un valet de chambre d’un conseiller-clerc de la seconde des enquêtes, nommé Nigon de Berty, cloître Notre-Dame ; il est venu chez moi, il y est ; c’est une espèce de sauvage comme le curé Meslier.

 

          Vous rendriez service aux frères, si vous vous faisiez informer chez le conseiller Nigon de Berty, ce que c’est qu’un Savoyard nommé Simon Bugex (1), qui a été chez lui en qualité de valet de chambre et de copiste. Apparemment ce Simon Bugex, auteur de l’Oracle des fidèles, était paroissien du vicaire savoyard de Jean-Jacques.

 

          C’est bien dommage que la tragédie de Socrate soit un ouvrage détestable ; mais on ne peut le faire bon et jouable.

 

          On trouve les Remontrances du Parlement un libelle séditieux ; mais je ne me mêle pas de ces affaires-là.

 

 

1 – Ou Bigex. Il nous semble que cet alinéa et les deux suivants ont appartenu à une autre lettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

13 Juillet 1763.

 

 

          Eh ! qui vous a dit, mes divins anges, que je brochais un drame ? Je vous ai dit que le sang me bouillait : mais que de raisons de le faire bouillir quand je considère tout ce qui se passe dans ce monde ? Si mon pot bout, cela ne dit pas qu’il y ait une tragédie dedans ; mais s’il y en avait une, vous seriez ardemment conjurés de ne la donner jamais sous mon nom. Soyez pleinement convaincus que le public ne se tournera jamais de mon côté, quand il verra que je veux paraître toujours sur la scène ; on se lasse de voir toujours le même homme. On siffla douze fois Pierre Corneille après sa Rodogune, dont  on avait passé bénignement les quatre premiers actes. Voilà comme sont faits les hommes, et surtout les gens de mon pays. Si on eut un enthousiasme extravagant pour l’extravagante et barbare pièce de ce vieux fou de Crébillon, ce fut parce qu’il était misérable, parce qu’il avait été vingt ans sans rien donner, et surtout parce qu’on voulait m’humilier. Je n’ai donné Olympie qu’à cause des remarques, qui peuvent être utiles aux gens de bien ; c’est pour avoir le plaisir de parler du beau Livre des Rois, et pour mettre dans tout son jour l’abomination du peuple de Dieu, que j’ai permis que Colini imprimât la pièce. Je ne perds pas une occasion de rendre de petits services à la sacro-sainte ; mon zèle est actif.

 

          A l’égard de la pièce, je parierai contre qui voudra qu’elle fera un très grand effet sur le théâtre, et j’en ai la preuve ; mais il faut attendre, et j’attends très volontiers.

 

          J’ai toujours trouvé très bon que M. Lekain et Mademoiselle Clairon imprimassent Zulime ; mais ce n’est pas ma faute si un nommé Duchesne ou Grangé en donna une édition clandestine détestable, et si les libraires ne donneraient pas cent écus pour une édition nouvelle ; ce n’est pas ma faute si ce monde est un brigandage. Je donne tout, et on ne me sait gré de rien ; c’est un ancien usage.

 

          Mais encore, si je faisais un drame, je ne le ferais pas en six jours ; il m’en coûterait quinze ou seize, car je m’affaiblis de moitié ; et puis, pour les coups de ciseau, il faudrait trois ou quatre mois. Mais mieux vaudrait tout abandonner que d’être connu, et ce ne serait que l’incognito qui pourrait me déterminer. Je vous y mettrais un style dur qui dérouterait le monde ; la pièce serait un peu barbare, un peu à l’anglais ; il y aurait de l’assassinat ; elle serait bien loin de nos mœurs douces ; le spectacle serait assez beau, quelquefois très pittoresque (1). Enfin, si les anges me juraient par leurs ailes qu’ils cacheraient ce secret dans leur tabernacle, je leur jurerais, de mon côté, que les Thieriot et autres n’en croqueraient que d’une dent. Ce drame serait d’un jeune homme qui promettrait quelque chose de bien sinistre, et qu’il faudrait encourager. Ne serait-ce pas un grand plaisir pour vous de vous moquer de ce public si frivole, si changeant, si incertain dans ses goûts, si volage, si français ? Enfin, mes anges, vous avez ranimé ma fureur pour le tripot ; en voilà les effets. Manco-Capac est-il imprimé ? Il faut tâcher que le drame inconnu soit un petit Manco, qu’il y ait du fort, du nerveux, du terrible. On ne pleurera pas cette fois ; mais faut-il pleurer toujours ?

 

          J’ai lu les Remontrances. Vraiment le parlement d’Angleterre ne parlait pas autrement à Charles Ier ; cela est mirifique.

 

          Mes anges, je n’ai pas un moment à moi depuis dix ans. Je vous conjure de dire à M. le président de La Marche combien je lui suis obligé. Le contrat de l’acquisition de Ferney est au nom de madame Denis ; je lui ai donné la terre. Comment l’appeler de mon nom ? Je n’ai point d’enfants ; et si messieurs m’échauffent les oreilles, je quitterai tout plutôt que de ne leur pas répondre ; car, après tout, la vérité est plus forte qu’eux, et je connais gens qui prendront mon parti. J’aime mieux mourir libre que d’avoir une terre de mon nom.

 

          Je n’ai point écrit à M. Chauvelin l’ambassadeur. Que lui dirai-je ? que je suis très mécontent de son frère (2) ?

 

          Mes divins anges, pardonnez mon petit enthousiasme.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – Le Triumvirat. (G.A.)

2 – L’abbé. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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