CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 20
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à M. Audibert.
A Ferney, 12 Juin 1763.
On ne peut obliger, monsieur, ni avec plus de bonté ni avec plus d’esprit. Vous m’avez écrit une lettre charmante, que je préfère encore à votre lettre de change. J’ai été en effet si malade, que M. le marquis de Saint-Tropez a quelque raison de douter que je sois en vie. Descartes disait : je pense, donc je suis ; et moi je dis : Je vous aime, donc je suis.
L’abbé dont vous me parlez vous en dirait autant, s’il n’était pas mort. C’était un homme qui aimait passionnément la vérité, et qui détestait souverainement la tyrannie ecclésiastique. On dit qu’on a trouvé dans ses manuscrits quelques morceaux qui répondent assez aux idées que vous proposez. Cet homme pensait que, de tous les fléaux qui affligent le genre humain, l’intolérance n’est pas le moins abominable.
Nous allons entreprendre un nouveau procès assez semblable à celui des Calas. Vous avez peut-être entendu parler de la famille Sirven, accusé d’avoir noyé sa fille, que l’évêque de Castres avait enlevée pour la faire catholique. Le même préjugé dont la fureur avait fait rouer Calas, fit condamner Sirven à être rompu vif, la mère a être pendue, et deux de leurs filles à assister à la potence, et à être bannies. Heureusement ce jugement, plus cruel encore que celui de Calas, et non moins insensé, n’a été exécuté qu’en effigie ; mais la famille, dépouillée de tous ses biens, est dans le dernier malheur.
M. de Beaumont, à qui j’ai envoyé toutes les pièces que j’ai pu recouvrer, prétend qu’il y a des moyens de cassation encore plus forts que ceux qu’on a employés en faveur des Calas. Il nous manque encore des pièces importantes ; nous essuyons bien des longueurs ; mais ne nous décourageons point. Il faut enfin déraciner le préjugé monstrueux qui a fait deux fois des assassins de ceux dont le premier devoir est de protéger l’innocence.
Adieu, monsieur ; madame Denis et toute ma famille vous font les plus sincères compliments.
à M. le comte d’Argental.
13 Juin 1762.
Mes divins anges, on m’a mandé qu’on avait imprimé Olympie à Paris, et qu’on avait supprimé la seule note (1) pour laquelle je souhaitais que l’ouvrage fût public. Il est bon de connaître les Juifs tels qu’ils sont, et de voir de quels pères les chrétiens descendent. Le fanatisme est bien alerte en France sur tout ce qui peut l’égratigner : ce monstre craint la raison comme les serpents craignent les cigognes. On est beaucoup plus raisonnable dans le petit pays que j’habite. Ah ! que les Français sont encore loin des Anglais en philosophie et en marine !
J’ai peur de déplaire aux auteurs de la Gazette littéraire en les servant ; mais je ne les sers que pour vous plaire. Votre projet d’établir ce journal est celui de saint Michel d’écraser le diable. Vous pensez bien que je servirai avec zèle dans votre armée. Si M. le duc de Praslin veut seulement favoriser la bonne volonté de quelques directeurs des postes, qui m’enverront les nouveautés d’Angleterre, d’Italie, et d’Allemagne, moyennant une petite rétribution, je fournirai exactement votre armée, et les deux chefs rédigeront à leur gré tout ce que je leur ferai parvenir. Je m’instruirai, je m’amuserai, je vous servirai : rien ne pouvait m’arriver de plus agréable.
C’est M. le contrôleur-général (1) qui a fait graver Tronchin ; c’est lui qui donne ces estampes et c’est lui faire plaisir de lui en demander. Je ne crois pas qu’il fasse graver messieurs de la grand’chambre, ni que messieurs fassent la dépense de son portrait. On siffle sa pièce (2), mais je ne l’en crois pas l’auteur.
Pour celle d’Olympie, il est bien difficile d’exécuter l’idée que vous approuvez, et que je n’ai proposée que comme nouvelle, et non comme heureuse. Songez qu’Antigone étant mort, rien ne pourrait plus alors empêcher Olympie de se faire religieuse ; le pontife n’aurait plus à craindre le combat des deux rivaux dans le temple ; et s’il craignait la violence de Cassandre, il démentirait son caractère ; le théâtre serait trop vide, la fin trop maigre. Olympie, entre les deux rivaux, forme un bien plus beau spectacle qu’en se trouvant seule avec Cassandre ; et c’est peut-être quelque chose d’assez heureux d’introduire devant elle les deux princes, obligés tous deux de respecter celle qu’ils veulent enlever, et réduits à l’impossibilité de troubler la cérémonie. La mort d’Antigone ne peut jamais faire un grand effet. Ce n’est pas un tyran dont la mort soit nécessaire pour mettre deux acteurs en liberté, et ce n’est guère que dans ce cas que le spectateur aime la mort d’un personnage odieux. Antigone mort ne serait qu’un personnage de moins au cinquième acte. Considérez encore que tous les personnages mourraient, et qu’il faut au moins qu’il en reste un, n’importe lequel. Mais c’est le plus coupable qui est sauvé ! oui, par ma foi, mes anges, c’est ainsi que la Providence est souvent faite, et j’en suis bien fâché.
En attendant que je débrouille mes idées, voici une Zulime pour M. de Thibouville-Baron (3). Cette Zulime me paraît assez rondement écrite ; c’est tout. J’ai peu d’enthousiasme pour mes ouvrages, mes anges ; je n’en ai que pour vous.
Comme, depuis quelque temps, la Lettre de Jean-Jacques à Christophe a excité l’attention de ceux qui sont chargés de l’inspection de la poste, et qu’à cette occasion on a saisi plusieurs imprimés, j’ai craint et je crains encore pour les Olympie et les Zulime que j’ai déjà envoyées à mes anges sous le couvert de M. le duc de Praslin et de M. de Courteilles. Je suis comme le lièvre qui tremblait qu’on ne prît ses oreilles pour des cornes.
Vous ai-je dit que toute la cour de l’électeur palatin et les étrangers qui y sont lui ont redemandé Olympie, qu’il l’a fait rejouer deux fois, quoique les princes n’aiment pas à voir deux fois la même chose ? On prétend à Manheim que je n’ai jamais rien fait ni de moins mauvais ni de plus théâtral. Ne sera-ce donc qu’au bord du lac Léman et sur ceux du Rhin que j’obtiendrai un peu d’indulgence ?
J’en reviens toujours à Candide : il faut finir par cultiver son jardin : tout le reste, excepté l’amitié, est bien peu de chose ; et encore cultiver son jardin n’est pas grand’chose.
Vanité des vanités, et tout n’est que vanité, excepté de vivre tout doucement avec les personnes auxquelles on est attaché.
La nièce à Pierre, la nièce à François, et le vieux François (4), baisent le bout de vos ailes.
1 – La note sur les grands-prêtres. (G.A.)
2 – Bertin. (G.A.)
3 – C’est-à-dire ses édits. (G.A.)
4 – Surnom donné par Voltaire au marquis de Thibouville, qui jouait fort bien les rôles tragiques. (G.A.)
à M. Lacombe.
Au château de Ferney, 13 Juin 1763.
Je reçus, avant-hier, monsieur, par madame la duchesse d’Enville, les Lettres secrètes de la reine Christine (1), dont vous avez bien voulu m’honorer. Je ne suis pas étonné de voir combien l’assassinat de Monaldeschi vous révolte. Vous faites bien de l’honneur aux autres Etats de dire qu’on aurait puni Christine partout ailleurs qu’en France. Elle l’eût été sans doute dans les pays où les lois règnent ; mais ces pays sont en petit nombre, et Christine eût été impunie à Rome, à Madrid, à Vienne. Je vous serais très obligé, monsieur, de vouloir bien me donner quelques éclaircissements sur l’authenticité de ces lettres. J’ai donné quelques lettres de Henri IV très curieuses, dans la nouvelle édition de l’Essa i sur l’Histoire générale. Je les tiens de M. le chevalier de La Motte, qui les a copiées à Andouin sur l’original. J’ignore si ces Lettres secrètes de Christine sont écrites en italien et traduites en français. Je vois avec peine dans ces lettres les termes de pompons et de calotins, mots que j’ai vus naître dans notre langue. Au reste, si ces lettres sont de Christine, elles font peu d’honneur à son jugement. Quand on a abdiqué un trône, il faut être sage ; mais, supposé qu’elle ait eu le malheur d’écrire avec un orgueil si imprudent, ce livre est toujours un monument précieux. Je vous en remercie, et je vous supplie d’éclaircir mes doutes.
J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.
1 – Fabriquées par Lacombe. (G.A.)
à M. Damilaville.
15 Juin 1763.
Mon cher frère, il est plus que probable que M. Janel, qui m’a écrit, n’a agi que par des ordres supérieurs et très supérieurs. On ne veut pas que certains ouvrages entrent dans Paris ; mais j’ose me flatter qu’on les lit, qu’on en fait son profit en secret, et qu’on est beaucoup plus éclairé et beaucoup plus philosophe que le public ne pense. La preuve en est qu’on est très loin de persécuter ceux qui ont envoyé ces ouvrages, dans lesquels les honnêtes gens s’éclairent. Il y a des ministres (1) qui sont aussi de très bons cacouacs. Vous me direz : Comment se sont-il déclarés, il y a quelques années, contre certains sages ? c’est que ces sages avaient un peu trop effarouché l’amour-propre des grands ; c’est qu’ils prêchaient un peu trop l’égalité, laquelle ne peut ni plaire aux grands, ni subsister dans la société.
Il y a donc un maître à danser qui répond à Jean-Jacques (2) et les maîtres en Israël ne lui répondent pas !
Je vous supplie de m’envoyer le projet de finances (3). Je le trouve ridicule sur l’énoncé ; mais j’aime tout ce qui semble tendre à tort ou à travers au bien de l’Etat.
Voici deux Meslier que je hasarde sous l’enveloppe de M. de Courteilles et de M. d’Argental. Envoyez-en donc un à M. le comte de Bruc, notre adepte, chez M. le marquis de Rosmadec, rue de Sèvres.
Il ne faut pas mettre la chandelle sous le boisseau.
L’Essai sur l’Histoire générale est un énorme ouvrage qui ne peut se débiter qu’avec le temps : une mauvaise farce se vend en deux jours, un bon livre en quatre ans.
Où va frère ambulant et frère dormant Thieriot ? Il me semble qu’il devait loger chez vous.
Et moi, n’aurai-je jamais la consolation de vous posséder ? Je ne l’espère pas tant que vous serez chargé de nos vingtièmes. Ecrasez l’infâme.
Pouvez-vous faire parvenir les incluses (4) à frère Helvétius et frère Diderot ? Je suis zélé.
1 – Tels que le duc de Choiseul. (G.A.)
2 – Lettre à M. Jean-Jacques Rousseau, par M. M. (Marcel). (G.A.)
3 – Richesse de l’Etat, par Roussel de La Tour, conseiller au parlement. (G.A.)
4 – On n’a pas ces lettres. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
15 Juin (1).
Mes bons anges, je n’ai rien à vous dire, sinon que je suis fidèle à votre culte et que je fais mes foins, au lieu de faire un cinquième acte d’Olympie, que je n’ai reçu aucune Gazette littéraire, que je n’ai encore aucune correspondance établie et que je suis un serviteur inutile.
Mes anges, permettez-vous que je vous adresse ce gros paquet pour frère Damilaville ? Il m’a mandé que je pouvais lui écrire sous l’enveloppe de M. de Courteilles. La meilleure façon est de mettre le paquet dans celui qui est intitulé Mémoire et qui est pour vous.
Je suis fâché qu’on ait fait de Socrate une mauvaise pièce (2) ; mais si elle eût été bonne, on n’aurait jamais pu la jouer. On me parle de Manco-Capac (3) ; cela pourra réussir en Périgord, où les noms se terminent en ac ; mais je crois que ce législateur du Pérou ne vaudra pas un pérou aux comédiens.
Est-il vrai qu’on veut bâtir une salle de comédie à l’hôtel de Conti ? Vous voyez que je m’intéresse toujours au tripot, malgré ma stérilité sur le cinquième acte d’Olympie. Je suis un mauvais serviteur ; mais je ne manque pas de zèle. Si vous voulez me voir jouer Trissotin (4), vous n’avez qu’à partir.
Tendresse et respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La Mort de Socrate, de Sauvigny. (G.A.)
3 – Tragédie de Leblanc, qui, en effet, ne réussit pas plus que son Albert Ier et ses Druides. Il ne faut pas le confondre avec l’abbé Leblanc, auteur d’Abensaïd. (A. François.)
4 – Dans les Femmes savantes. (G.A.)
à M. Damilaville.
Juin 1763.
Vraiment le ridicule de ce nouvel arrêt (1) manquait à ma chère patrie. Nous sommes les Polichinelles de l’Europe. Courage, messieurs ! Je prie mon chef frère de m’envoyer les édits du roi, qui me paraissent plus sages que celui contre la petite-vérole. Est-il vrai que Messieurs font des remontrances sur les édits ? Qu’ils se chargent donc des dettes de l’Etat.
Que je voudrais que mon frère vînt dans ma retraite philosopher avec ses amis ! Ecr. l’inf…
1 - L’arrêt du 8 Juin 1763 contre la petite-vérole. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Juin 1763.
Mes anges, est-ce encore le coadjuteur (1) qui a fait rendre ce bel arrêt contre la petite-vérole ? Messieurs ont apparemment voulu fournir des pratiques à Genève. Depuis l’arrêt contre l’émétique, on n’avait rien vu de pareil. Il me semble que la philosophie a donné de l’ardeur aux Gilles. Plus la raison se fortifie d’un côté, plus la grave folie établit ses tréteaux. Vous ne concevez pas jusqu’à quel point on se moque de nous en Europe. Je vous le dis souvent : après qu’un Berryer a gouverné votre marine, il manquait un Omer, et vous l’avez. Ce sont là de ces pièces qui sont sifflées dans le parterre de toutes les nations qui pensent. A vous dire le vrai, je ne suis pas fâché de cette équipée ; j’en ferai mention en temps et lieu, pour égayer mes œuvres posthumes.
Je n’ai nulles nouvelles de la Gazette littéraire que vous protégez, nulle correspondance encore établie. J’ai bientôt épuisé ma Suisse qui fournit plus de soldats que de livres. Les auteurs ne m’ont pas fait tenir une feuille de leur Gazette. Si M. le duc de Praslin approuvait la manière dont je veux m’y prendre pour avoir les livres nouveaux d’Italie, d’Angleterre, et de Hollande, je servirais avec zèle et avec promptitude ; mais je ne reçois ni ordres ni livres, et je reste oisif. Tant mieux, me dites-vous, vous aurez plus le temps de travailler à Olympie. Mes anges, je suis épuisé, rebuté ; je renifle sur cette Olympie. Il faut attendre le moment de la grâce, et cultiver le jardin de Candide.
Je baise les plumes de vos ailes.
1 – L’abbé Chauvelin. (G.A.)