CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 19

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

à M. Damilaville.

 

25 Mai 1763.

 

 

          J’ai reçu, mon très cher frère, vos lettres consolatoires ou consolatrices, des 18 et 20 mai, avec le mémoire du sieur Martel. Il a sans doute martel en tête ; mais il me paraît un brave homme. Je crois que M. Varin (1) aura plus de peine que lui à se tirer d’affaire : il résulte de tout cela que nous avons perdu le Canada. Les pauvres emprisonnés ressemblent aux damnés de Belphégor (2). Tous les maris disent que ce sont leurs femmes qui les ont fourrés en enfer, et les femmes disent que c’est la faute de leurs maris.

 

          Je vous dépêche Olympie, et je vous en avertis par ce billet, mon cher frère. Si vous la recevez, c’est un signe qu’il y a encore de la bonne foi sur la terre ; alors je m’enhardirai, et je vous en enverrai un autre exemplaire.

 

          Je vous réitère mes prières pour l’article IDOLÂTRIE et j’espère que, dans l’occasion, vous voudrez bien vous ressouvenir de ceux dont vous m’avez flatté. Je ne les ferai lire à personne, et je vous les renverrai fidèlement.

 

          Je m’en remets à la Providence sur la destinée de l’Histoire générale. Il me paraît que messieurs doivent approuver au moins le chapitre du concile de Trente ; cela doit les mettre de bonne humeur. Si vous voyez M. de Beaumont, faites-lui, je vous prie, mes très tendres compliments ; sa profession est d’être l’appui des malheureux, il est digne d’être votre ami.

 

 

1 – L’un des concussionnaires du Canada. (G.A.)

2 – Voyez le conte de La Fontaine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

27 Mai 1763.

 

 

          On m’apprend, mon cher frère, que nous pouvons recevoir dans les pays étrangers des imprimés de Paris, mais que nous ne pouvons pas en envoyer dans votre ville. Je crains fort que vous n’ayez pas reçu l’Olympie que je vous ai expédiée ; je prends le parti d’adresser à M. Janel une Olympie pour vous ; j’ose me flatter qu’elle arrivera à bon port, et que M. Janel ne se servira des prérogatives que lui donne sa place que pour favoriser un commerce aussi innocent que le nôtre. Eh bien donc ! y aura-t-il un lit de justice, comme on le dit ? Il me semble que le ministère mérite la confiance du public plus que des remontrances.

 

          J’embrasse tous les frères ; frère Thieriot ne m’écrit plus. Ecr. l’inf….

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

 

30 Mai 1763 (1).

 

 

          Mes saints anges, je vous ai envoyé des Olympie, des Zulime, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin, et cependant j’ignore si vous les avez reçues. Notre résident m’a dit qu’on lui arrêta un jour, à la poste de Paris, un livre qu’il envoyait à M. de Saint-Foy, sous le couvert de M. le duc de Praslin. Rien n’est sacré. Je vous avertis que dans l’un de mes deux paquets il y avait une lettre assez importante, du moins pour moi, que je vous adressais à cachet volant pour M. le président de Meynières.

 

          J’ai cessé de vous écrire, mes anges, par la voie de M. de Courteilles, parce que je crois qu’il est à la campagne.

 

          J’attends vos ordres pour savoir comment je dois m’y prendre pour continuer à vous soumettre mes pensées et mes sentiments.

 

          Mais comment vont vos yeux ? J’ai bien de la peine avec les miens ! mais avec quoi n’ai-je pas de la peine ?

 

          A l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Palissot.

 

Aux Délices, 31 Mai 1763.

 

 

          J’ai tardé longtemps à vous répondre, monsieur, et à vous remercier ; mais je n’ai pas toujours des yeux ; ils sont, comme l’imagination, sujets à la faiblesse et à l’inégalité. Je suis alternativement aveugle, borgne et voyant : voilà ce que me vaut le climat des Alpes. Je veux lire vos ouvrages au plus vite, à présent que je suis dans l’intermittence de mes fluxions. J’ai déjà entrevu des beautés qui me donnent plus d’envie que jamais de n’être point aveugle.

 

          J’ai cru découvrir des idées neuves dans vos Réflexions sur les premiers temps de l’Histoire romaine. Dès que le livre sera revenu de Genève, où je le fais relier dans le goût de ma petite bibliothèque (car je n’en ai pas une si belle que celle du marquisat de Pompignan), je lirai vos trois tomes avec le plaisir que tous vos ouvrages doivent donner : celui de les tenir de vous m’est bien plus précieux. Pardonnez à ma faible vue si je n’entre pas dans les longs détails, et comptez, monsieur, sur tous les sentiments, etc.

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

 

          Pour le coup, c’est au premier commis des vingtièmes que j’écris. Je vous prie, mon cher frère, de me dire si on paie les trois vingtièmes pour l’année 1763. On me les demande pour la partie de mes terres qui n’est pas franche ; car ce que j’ai acquis pour m’arrondir est sujet aux charges de l’Etat. C’est peu de chose, et il est très juste de payer des taxes nécessaires ; mais on devait donc avertir dans l’édit que le troisième vingtième supprimé se paierait cette année.

 

          A présent, mon cher frère, je parle aux philosophes ; le cœur me saigne toujours de les voir dispersés et peu unis : ils ne font pas tout le bien qu’ils pourraient faire ; ils pourraient, s’ils s’entendaient, faire triompher la raison. Le premier service est, ce me semble, d’ôter l’ivraie et les chardons de la terre qu’on cultive, et c’est à quoi le Jean Meslier me paraît bien propre.

 

          Ce bon homme, qui ne prétend à rien, et qui avertit les hommes en mourant, est un merveilleux apôtre. Ne puis-je vous envoyer quelques Meslier par M. de Courteilles, dont les paquets ne sont jamais ouverts ?

 

          On dit que la Mort de Socrate est froide : je m’y attendais, mais j’en suis bien fâché. La philosophie n’est pas faite pour le théâtre, à moins qu’un intérêt très grand et des passions très vives ne soutiennent la pièce.

 

          Que fait Thieriot ? que font les frères ?

 

          Faites-moi l’amitié, je vous prie, de faire parvenir l’incluse à M. Marmontel.

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

2 Juin 1763.

 

 

          J’ai reçu votre paquet, mon cher historiographe ; en vous faisant mes remerciements, j’y ajoute une prière. S.A.E. a une suite de médailles de monnaies papales. Nous n’avons pas de telles curiosités à Genève. Je vous prie instamment de voir si le mot Dominus se trouve dans la monnaie de quelque pape ; et en cas que vous trouviez un Dominus, ou Domnus, ou Domn, mandez-moi, je vous prie, à quel pape il appartient. Cette connaissance m’est nécessaire pour éclaircir un point d’histoire. A qui puis-je mieux m’adresser qu’à un historiographe (1) ? N’auriez-vous point aussi dans votre belle bibliothèque quelque notice concernant la Bulle d’Or ? Les derniers articles furent, comme vous savez, promulgués à Nuremberg, en présence du dauphin de France, qui faisait là une pauvre figure, et qui fut placé au-dessous du cardinal d’Albe. Ce dauphin est celui qui fut depuis le roi Charles V. Auriez-vous quelque paperasse concernant cette séance ? Ce cardinal d’Albe était-il légat à latere ? siégeait-il avec les électeurs, devant, ou après ? L’anecdote mérite d’être approfondie en faveur de la modestie ecclésiastique. Vale, amice.

 

 

1 – Colini avait écrit l’Histoire du Palatinat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

A Ferney, le 4 Juin 1763.

 

 

          Mon cher et ancien camarade, toujours le même refrain, toujours les mêmes regrets de ce que Ferney n’est pas en Normandie, et Launay dans le pays de Gex.

 

          Nous sommes quatre à présent à Ferney, et nous ne pouvons courir. Madame Denis est languissante ; je le suis plus qu’elle, et je deviens aveugle ; j’écris avec peines, je vois à peine mes caractères, et je les forme gros pour me soulager.

 

          Vous êtes seul, vous avez de la santé, vous pouvez aller. Vous devriez bien un jour entreprendre le voyage ; car enfin il faut se voir avant de mourir. Il est clair que nous ne converserons pas ensemble quand nous serons cinis, fabula et manes.

 

          J’aurais bien voulu vous envoyer Olympie, mais comment vous l’adresser ? il n’y a plus moyen d’envoyer aucun imprimé par la poste. La lettre de Jean-Jacques Rousseau à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, a mis l’alarme partout. On a ouvert et supprimé tous les paquets qui contenaient du moulé, de quelque nature qu’ils fussent ; ainsi on a coupé les vivres de l’âme.

 

          Notre Corneille avance ; nous en sommes malheureusement à Bérénice. Vous savez qu’il ne sortit pas de ce combat à son avantage. Je fais imprimer la Bérénice de Racine avec des remarques qui m’ont paru nécessaires. J’en fais peu sur la pièce de Corneille, vous savez qu’elle n’en mérite pas ; mais il faut tout pardonner à l’auteur de Cinna.

 

          Vous avez vu que j’étais dans le goût des remarques, par celles que j’ai faites sur Olympie ; elles sont un peu philosophiques. J’avais dès longtemps assez d’antipathie contre le rôle de Joad, dans Athalie. Je sais bien qu’en supposant qu’Athalie voulait tuer son petit-fils, le seul rejeton de sa famille, Joad avait raison ; mais comment imaginer qu’une vieille centenaire veuille égorger son petit-fils pour se venger de ce qu’on a tué tous ses frères et tous ses enfants ? cela est absurde :

 

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.

 

HOR., de Art. poet.

 

          Le public n’y fait pas réflexion, il ne sait pas sa sainte Ecriture. Racine l’a trompé avec art ; mais, au fond, il résulte que Joad est du plus mauvais exemple. Qui voudrait avoir un tel archevêque ? Il a peint un prêtre, et moi j’ai voulu peindre un bon prêtre ; je m’en rapporte à vous.

 

          Adieu, mon cher ami ; nous vous aimerons tant que nous vivrons.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Au château de Ferney, Juin 1763.

 

 

          J’ai envoyé, monsieur, un petit article (1) concernant votre Dictionnaire, et je ne perdrai aucune occasion de faire valoir votre mérite. J’ai pris cette occasion pour indiquer votre cabinet d’histoire naturelle, et pour en donner envie aux amateurs.

 

          Voyez, monsieur, si vous pourriez me faire parvenir tout ce qui sera digne des lecteurs raisonnables dans les pays étrangers. Sauriez-vous à quels libraires d’Hollande, d’Allemagne, et d’Italie, je pourrais m’adresser ? Pourriez-vous vous charger de la correspondance ? Je tâcherai de vous la rendre utile. Il vous serait aisé de me faire parvenir par MM. Fischer tout ce qu’il y aurait de nouveau.

 

          Je ne manquerai pas de parler aussi du nouvel ouvrage que vous m’avez envoyé ; tout ce que vous faites est digne des honnêtes gens. Je ne pourrai mieux vous faire valoir le journal dont il est question, qu’en lui fournissant de nouvelles occasions de vous rendre justice. Je vous prie de vouloir bien me faire une réponse prompte, afin que je sache sur quoi je pourrai compter. Ne doutez pas des sentiments avec lesquels je serai toute ma vie, monsieur, votre très humble, etc.

 

 

1 – Voyez l’article sur le Dictionnaire des fossiles de Bertrand ne parut dans la Gazette littéraire qu’au mois d’avril de l’année suivante. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Chalotais.

 

Au château de Ferney, 9 Juin 1763.

 

 

          Je n’ai point reçu, monsieur, l’imprimé dont vous daignez m’honorer, et qui m’avait tant plu en manuscrit (1). Il se pourra fort bien faire que je ne le reçoive pas, quelque contre-signé qu’il puisse être, à moins qu’on ne l’adresse à M. Janel, intendant des postes, et maître absolu de tous les imprimés qu’on envoie, ou qu’on ne me dépêche le paquet par la diligence de Lyon, à l’adresse de M. Camp, banquier à Lyon. Il y a, depuis peu, une petite inquisition sur les livres ; on coupe les vivres à nos pauvres âmes tant que l’on peut. Je crois que nous en avons l’obligation à la lettre que M. Jean-Jacques Rousseau s’est avisé d’écrire à Christophe de Beaumont.

 

          Je ne suis point du tout étonné, monsieur, que le pédant, lourd, crasseux, et vain (2), soit fâché qu’un homme qui n’a pas l’honneur d’être pédant de l’université lui enseigne son métier. Vous avez chassé les jésuites, et vous avez bien fait, messieurs ; je vous en loue, je vous en remercie ; mais il vous faudra un jour réprimer les bacheliers en fourrures, ainsi que les gens en bonnet à trois cornes. La Fontaine a raison de dire :

 

Je ne connais de bête pire au monde

Que l’écolier, si ce n’est le pédant.

 

Fab. v, liv. IX.

 

          Dès que j’aurai votre excellent ouvrage, je le proposerai à un libraire, et j’aurai l’honneur de vous en donner avis.

 

          Permettez-moi, monsieur, de vous dire que le sénat de Suède est un conseil de régence perpétuel. Vous savez mieux que moi que chaque gouvernement a sa forme différente, et que rien ne se ressemble dans ce monde. Je suis partisan de l’autorité des parlements, et j’aimerais passionnément celui de Paris si vous en étiez le procureur-général. Je voudrais surtout qu’il fût un peu plus philosophe ; il ne l’est point du tout, et cela me fâche. Mais vous me consolez autant que vous m’instruisez. Dieu nous donne bien des magistrats comme vous, afin que nous puissions nous flatter d’égaler les Anglais en quelque chose !

 

          Agréez, monsieur, le très sincère respect d’un pauvre homme près de perdre les yeux, et qui veut les conserver pour vous lire.

 

 

1 – Essai d’éducation nationale. (G.A.)

2 – Crevier. Voyez la satire intitulée, les Chevaux et les ânes. (G.A.)

 

 

 

Commenter cet article