CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 17
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à M. Goldoni.
Aux Délices, 10 Mai 1763.
Je n’ai reçu que depuis peu de jours, monsieur, vos bienfaits. La personne qui m’avait tant dit de bien de la pièce dont vous avez gratifié Paris (1) ne m’avait pas trompé. Je ne me plains que de la peine que m’ont faite mes pauvres yeux en la lisant ; mais le plaisir de l’esprit m’a bien consolé des tourments de mes yeux. Je viens de relire l’Avventurière ororato, il Cavaliero di buon gusto, et la Locandiera. Tout cela d’un goût entièrement nouveau, et c’est, à mon sens, un très grand mérite dans ce siècle-ci. Je suis toujours enchanté du naturel et de la facilité de votre style. Que j’aime ce bon et honnête aventurier ! que je voudrais vivre avec lui ! il n’y a personne qui ne voulût ressembler au cavaliero di buon gusto, et je suis toujours près de demander au marquis de Forlipopoli sa protection. En vérité, vous êtes un homme charmant.
Quand j’aurai l’honneur de vous faire parvenir mes rêveries, qui ne sont pas encore tout à fait prêtes, je ferai avec vous le marché des Espagnols avec les Indiens ; ils donnaient de petits couteaux et des épingles pour de bon or.
Je reçois quelquefois des lettres de Lélius Albergati, l’ami intime de Térence. Heureux ceux qui peuvent se trouver à table entre Térence et Lélius !
Bonsoir, monsieur ; je vous aime et vous estime trop pour faire ici les plats compliments de la fin des lettres.
1 – L’Amour paternel. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
11 Mai 1763.
Encore un mot, mes anges exterminateurs. J’écris à MM. de Meynières et de Chauvelin, pour les remercier de la bonté qu’ils ont : voilà déjà un devoir de rempli pour la prose.
A l’égard des vers, j’ai toujours oublié de vous dire que j’avais fait quelques changements dans Zulime, pour la tirer, autant qu’il est possible, du genre médiocre.
Quand il vient une idée, on s’en sert, et on remercie Dieu ; car les idées viennent Dieu sait comment. J’ai beau rêver à Olympie, je suis à sec. Point de grâces à rendre à Dieu. Je dédie Zulime à mademoiselle Clairon ; mais, dans ma dédicace, je suis si fort de l’avis de l’intendant des Menus (1) contre l’abbé Grizel, que je doute fort que cette brave dédicace (2) soit honorée de l’approbation d’un censeur royal, et d’un privilège. Quel chien de pays que le vôtre, où l’on ne peut pas dire ce qu’on pense ! On le dit en Angleterre, quel mal en arrive t-il ? la liberté de penser empêche-t-elle les Anglais d’être les dominateurs des mers et des guinées ? Ah ! Français ! Français ! vous avez beau chasser les jésuites, vous n’êtes encore hommes qu’à demi.
On me mande que votre parlement examine les manuscrits de M le contrôleur-général avec une extrême sévérité, et qu’on parle d’un lit de justice (3). Les arrangements de finance ne laissent pas de nous intéresser, nous autres Génevois ; mais vous vous donnerez bien de garde de m’en dire un mot. Vous seriez pourtant de vrais anges, si vous daigniez en toucher quelque chose.
Je prends la liberté de vous adresser cette lettre pour frère Damilaville. Je vous supplie de la lui faire tenir par la petite poste, ou de la lui donner, s’il vous fait sa cour. Pardon de la liberté grande.
Mes anges, soyez donc plus doux, plus traitables. Peut-on accabler ainsi un pauvre montagnard !
Mon Dieu !que je trouve les tracasseries des billets de confession, et tout ce qui s’en est suivi, ridicules ! C’est la farce de l’histoire. Peut-on traiter sérieusement un sujet de farce ? passez-moi un peu de plaisanterie, je vous en prie (4) ; cela fait du bien aux malades.
Mes anges, ne soyez pas impitoyables envers votre vieille créature, qui vous aime tant.
1 – Voyez au DIALOGUES. (G.A.)
2 – On n’a pas cette dédicace. (G.A.)
3 – Il se tint le 31 Mai. (G.A.)
4 – Voyez le chapitre XXXVI du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
à M. Damilaville.
11 Mai 1763.
Je vous ai écrit plusieurs fois, mon cher frère, et je ne vous ai envoyé d’autre paquet que celui qui était pour M. le comte de Bruc, chez M. le marquis de Rosmadec, à l’hôtel Rosmadec, rue de Sèvres, faubourg Saint-Germain. Je vois que vous ne l’avez pas reçu. Je vous ai prié de parler à M. Janel, d’offrir le paiement du paquet, et de redemander la lettre à vous adressée, qui était sous votre enveloppe. Je vous ai demandé s’il était vrai que M. d’Alembert vous eût fait toucher six cents livres.
Je vous ai surtout écrit au sujet de l’Histoire générale, et je vous ai prié, en dernier lieu, d’empêcher l’ami Merlin de rien débiter avant que j’eusse vu les mémoires que M. le président de Meynières et M. l’abbé de Chauvelin ont la bonté de me fournir et sur lesquels je compte rectifier les derniers chapitres.
Je vous ai encore prié de faire savoir à Protagoras qu’un Anglais était chargé d’une lettre pour lui. Voilà à peu près la substance de tout ce que j’ai mandé à mon frère depuis un mois. J’y ajoutais peut-être que l’infâme était traitée dans nos cantons comme elle le mérite, et que le nombre des fidèles se multipliait chaque jour ; ce qui est une grande consolation pour les bonnes âmes.
Il est bien douloureux que la poste soit infidèle, et que le commerce de l’amitié, la consolation de l’absence, soient empoisonnés par un brigandage digne des housards. C’est répandre trop d’amertume sur la vie. Je me sers cette fois-ci de la voie de M. d’Argental, sous l’enveloppe de M. de Courteilles.
Il faut encore que je vous dise que je vous ai demandé des nouvelles de l’arrangement des finances. On nous a mandé que le parlement s’opposait aux vues de la cour, et que le roi pourrait bien tenir un lit de justice. Voilà ma confession faite.
Je suis toujours dans une grande inquiétude sur le paquet de M. de Bruc ; nous vivons dans un bois rempli de voleurs.
Faut-il donc en France être oppresseur ou opprimé, et n’y a-t-il pas un état mitoyen ?
Je vous embrasse, mon frère, vous et les frères ? Ecrasez l’infâme.
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 14 Mai 1763 (1).
Je mets ces deux copies corrigées (2) au bout des ailes de mes anges exterminateurs. Un de ces exemplaires est pour M. de Thibouville qui m’a ordonné de l’envoyer sous le couvert de mes anges.
Eh bien ! voilà-t-il pas encore mes yeux qui me refusent le service ?
Ah ! je n’ai pas un secrétaire (3) comme M. d’Argental.
Madame Denis est toujours souffrante, et moi aussi.
Dieu ait pitié de moi ! Amen.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Nous doutons que ce billet soit bien ici à sa place. (G.A.)
2 – Est-ce deux exemplaires d’Olympie imprimée que Voltaire appelle copies, afin de les passer plus facilement ? (G.A.)
3 – Madame d’Argental. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis.
Aux Délices, ce 14 Mai 1763.
Votre éminence m’a écrit une lettre instructive et charmante. Je pense comme elle ; l’extravagant vaut mieux que le plat : ajoutons encore, je vous en prie, que des discours entortillés de politique sont encore pires que la fadeur. Je pousse le blasphème si loin, que si j’étais condamné à relire ou l’Héraclius de Corneille ou celui de Calderon, je donnerais la préférence à l’espagnol.
J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace,
Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.
Art. poét., ch. IV.
Daignez donc me rendre raison de la réputation de notre Héraclius. Y a-t-il quelque vraie beauté, hors ces vers :
O malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice !
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi :
Je n’en puis trouver un pour régner après moi.
Act. IV, sc. IV.
Et encore ces vers ne sont-ils pas pris de l’espagnol ?
Cette Léontine, qui se vante de tout faire et qui ne fait rien, qui n’a que des billets à montrer, qui parle toujours à l’empereur comme au dernier des hommes, dans sa propre maison, est-elle bien dans la nature ? Et ce Phocas, qui se laisse gourmander par tout le monde, est-il un beau personnage ? Vous voyez bien que je ne suis pas un commentateur idolâtre, comme ils le sont tous. Il faut tâcher seulement de ne pas donner dans l’excès opposé. Je tremble de vous envoyer Olympie, après avoir osé vous dire du mal d’Héraclius. Si votre éminence n’a pas encore reçu Olympie imprimée, elle la recevra bientôt d’Allemagne ; c’est toujours une heure d’amusement de lire une pièce bonne ou mauvaise, comme c’est un amusement de six mois de la composer, et il ne s’agit guère, dans cette vie, que de passer son temps.
Votre éminence passera toujours le sien d’une manière supérieure ; car, avec tant de goût, tant de talent, tant d’esprit, il faut bien qu’un cardinal vive plus agréablement qu’un autre homme. Je conçois bien que le doyen du sacré-collège, avec la gravelle et de l’ennui, ne vaut pas un jeune cordelier ; mais vous m’avouerez qu’un cardinal de votre âge et de votre sorte, qui n’a devant lui qu’un avenir heureux, peut jouir comme vous faites, d’un présent auquel il ne manque que des illusions. Vous êtes bon physicien, monseigneur ; vous m’avez dit que je perdrais ma qualité de quinze-vingts avec les neiges. Il est vrai que la robe verte de la nature m’a rendu la vue ; mais que devenir quand les neiges reviendront ? Je suis voué aux Alpes. Le mari de mademoiselle Corneille y est établi. J’ai bâti chez les Allobroges ; il faut mourir Allobroge. Il nous vient toujours du monde des Gaules ; mais des passants ne font pas société : heureux ceux qui jouissent de la vôtre, s’ils en sont dignes ! Je ne jouirai pas d’un tel bonheur, et je m’en irai dans l’autre monde sans avoir fait que vous entrevoir dans celui-ci. Voilà ce qui me fâche ; je mets à la place le souvenir le plus respectueux et le plus tendre ; mais cela ne fait pas mon compte. Consolez-moi, en me conservant vos bontés. Relisez l’Héraclius de Corneille, je vous en prie.
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 19 Mai 1763.
Je reçois la lettre et le paquet du 14 de mai, de mes anges. Non vraiment ils ne sont point exterminateurs ; et je les rétablis dans leur titre naturel, et dans leur dignité d’anges sauveurs. Ils ont daigné prendre le seul parti convenable ; je les remercie également de leurs bontés et de leur peine. Il est vrai que vous en aurez beaucoup, mes divins anges, à empêcher que l’Europe ne trouve les querelles pour les billets de confession, et pour une supérieure de l’hôpital (1), extrêmement ridicules. On n’avait parlé de ces misères que pour faire voir combien les plus petites choses produisent quelquefois des événements terribles. Il y a loin d’un billet de confession à l’assassinat d’un roi, et cependant ces deux objets tiennent l’un à l’autre, grâce à la démence humaine. C’était ce qu’il fallait faire sentir dans une histoire qui n’est que celle de l’esprit humain, et, sans cela, on aurait abandonné au mépris et à l’oubli toutes ces petites tracasseries passagères qui ne sont faites que pour le recueil D ou le recueil E (2).
Je vous avoue que je suis un peu étonné des remarques que vous m’avez envoyées ; l’auteur de ces remarques semble marquer un peu d’aigreur. Est-il possible qu’il puisse me reprocher de n’avoir pas nommé, dans plusieurs endroits, un conseiller (3) auquel je suis très attaché, et dont je rapporte une belle action (4), quoique étrangère à mon sujet ? aurait-il fallu que je le nommasse dans ce vaste tableau des affaires de l’Europe, lorsque je ne nomme pas M. le duc de Praslin, à qui nous devons la paix, et que je me contente de dire : Deux sages crurent la paix nécessaire, la proposèrent, et la firent (5) ? En vérité la plupart des hommes ressemblent aux moines, qui pensent qu’il n’y a rien d’intéressant dans le monde que ce qui se passe dans leur couvent.
J’ai peine à concilier ce que dit l’auteur des remarques sur les billets de confession, en deux endroits différents. Au premier, il prétend qu’il n’est pas dans l’exacte vérité « qu’il fallait que ces billets fussent signés par des prêtres adhérant à la bulle, sans quoi point d’extrême-onction, point de viatique. » Et, au second endroit, il dit que « dans les remontrances du parlement on prouvait jusqu’à la démonstration combien il était absurde d’attacher la réception ou l’exclusion des sacrements à un billet de confession. »
Il dit donc précisément ce que j’ai dit, et ce qu’il me reproche d’avoir dit.
Je vois en général, et vous le voyez bien mieux que moi, qu’il règne dans les esprits un peu de chaleur et de fermentation. J’ai été de sang-froid quand j’ai fait cette histoire ; on est un peu animé quand on la critique. Mes anges conciliants ont pris un messo termine dont, encore une fois, je ne peux trop les remercier. Si le parlement brûle le livre, ce sera donc vous qu’il brûlera ; je serais enchanté d’être incendié en si bonne compagnie.
Je tâcherai de servir M. le duc de Praslin dans sa Gazette littéraire, qu’il protège. S’il le veut, je ferai moi-même les extraits de tout ce qui paraîtra en Suisse, où l’on fait quelquefois d’assez bonnes choses : on me gardera le secret ; mais probablement M. l’ambassadeur en Suisse, et M. le résident à Genève, seront plus instruits que je ne pourrai l’être, et mon travail ne serait qu’un double emploi.
Il me semble que les yeux chez un de mes anges et chez moi ne sont pas notre fort ; j’en ai vu de fort beaux à l’un des deux anges, et je vois que ceux-là ne perdent rien de leur vivacité.
Toujours à l’ombre de vos ailes.
N.B. – Je viens de dicter quelques extraits d’ouvrages nouveaux qui ne sont pas indifférents ; je les enverrai à M. de Montpéroux, notre résident, afin qu’il en ait le mérite, si la chose comporte le mot de mérite ; et quand on sera content de cet essai, je continuerai, supposé qu’il me reste au moins un œil.
1 – Voyez le chapitre XXXVI du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
2 – Volumes du Recueil A, B, C, etc. (G.A.)
3 – L’abbé de Chauvelin. (G.A.)
4 – Voyez le chapitre XXXVII du Précis. (G.A.)
5 – On ne trouve plus cette phrase dans le Précis. (G.A.)