CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 15
Photo de PAPAPOUSS
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
22 Avril 1763.
Le bon Dieu vous le rende, monsieur, d’avoir guéri M. le comte de Brassac de sa peur. Non seulement vous êtes philosophe, mais vous en faites. Je suis bien fâché de n’avoir plus de sermon (1), mais vous aurez des curés Meslier tant que vous en voudrez. Je ne sais si le dernier ouvrage de J.J.-Rousseau, intitulé Emile, est parvenu jusqu’à vous. Il est vrai que dans ce livre, qui est un plan d’éducation, il y a bien des choses ridicules et absurdes. Il a un jeune homme de qualité à élever, et il en fait un menuisier ; voilà le fond de ce livre ; mais il introduit au troisième tome un vicaire savoyard, qui sans doute était vicaire du curé Jean Meslier. Ce vicaire fait une sortie contre la religion chrétienne avec beaucoup d’éloquence et de sagesse. Vous avez su que l’archevêque de Paris a donné un mandement violent contre Jean-Jacques, que Jean-Jacques, poursuivi d’ailleurs par le parlement de Paris, brûlé à Genève sa patrie, brûlé à Berne, c’est-à-dire dans la personne de son livre, s’est retiré dans un désert près de Neuchâtel, qui appartient au roi de Prusse. C’est de là que ce pauvre martyr écrit une lettre de deux cents pages à l’archevêque de Paris, intitulée Lettre de J.J.-Rousseau à Christophe de Beaumont. Il est fort difficile d’en avoir des exemplaires ; s’il m’en tombe entre les mains, je tâcherai de vous les faire parvenir contre-signés. Adieu, monsieur ; continuez à détruire l’erreur et à aimer vos amis. Daignez toujours me compter parmi ceux qui vous sont le plus dévoués.
1 – Le Sermon des Cinquante. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
25 Avril 1763.
Mes chers anges, je vous envoie Olympie, que j’ai fait imprimer pour deux raisons assez fortes. La première, à cause des remarques, que je crois très intéressantes et très utiles, si utiles même qu’on ne les aurait jamais imprimées à Paris, où les véritables gens de lettres sont persécutés, et où l’insolent et ridicule Omer de Fleury ose proscrire la Religion naturelle, ainsi que le Bon Sens (1).
La seconde raison, c’est que ni Lekain ni mademoiselle Clairon ne mutileront mon ouvrage. Je vous avoue que, dans l’état où sont les choses, j’aime mieux les suffrages de l’Europe que ceux de la ville de Paris. Vous m’avouerez, mes chers anges, que c’est aux seuls gens de lettres qu’on doit actuellement la réputation de la France. L’impératrice de Russie veut faire imprimer chez elle l’Encyclopédie, tandis qu’Omer de Fleury veut qu’on vole à Paris les souscripteurs. On représente à Moscou et à Rome ce même Mahomet qu’Omer de Fleury voulait anéantir à Paris, etc., etc.
J’avoue qu’on a protégé dans notre ville une comédie (2) dont tout le mérite consistait à dire que Diderot et d’Alembert étaient des fripons. J’avoue qu’on élève un mausolée à un assez mauvais poète (3) boursoufflé qui n’a presque jamais parlé français ; mais ces petites faveurs si bien appliquées ne me font pas changer de sentiment.
Je crois que mademoiselle Clairon est la plus grande actrice que vous ayez eue ; mais permettez-moi de ne m’en rapporter en aucune manière à aucun de ses jugements.
Permettez-moi aussi de vous dire que vous me faites une vraie peine de céder à ceux qui ont assez peu de goût pour vouloir retrancher ces vers que dit Antigone au premier acte :
Nous verrons… Mais on ouvre, et ce temple sacré
Nous découvre un auteul de guirlandes paré.
Je vois des deux côtés les prêtresses paraître ;
Au fond du sanctuaire est assis le grand-prêtre,
Olympie et Cassandre arrivent à l’autel !
S.C. III.
Chaque mot que dit Antigone est la peinture d’un spectacle qui lui sera funeste ; et lui-même, en prononçant ces paroles, ajoute beaucoup à la solennité du spectacle. Rien n’est si pauvre, si mesquin, si opposé à la vérité de la véritable tragédie, que de vouloir tout étriquer, tout tronquer, d’ôter aux mouvements et aux sentiments l’étendue qui leur est nécessaire. Si on resserrait, par exemple, la catastrophe de la fin, il n’y aurait plus rien de pathétique ; j’aimerais autant entendre des chanoines dépêcher leurs complices pour gagner plus vite leur argent.
En un mot, mes chers anges, je n’ai nullement envie que l’on joue à présent Olympie ; et puisqu’on n’a pas voulu reprendre le Droit du Seigneur, et qu’on a violé toutes les règles pour me faire cet outrage, je ne me soucie point du tout de me risquer au hasard de la représentation, au caprice du parterre et aux fureurs de la cabale. J’avais peut-être quelque talent, et je me faisais un plaisir de le consacrer aux amusements de mes anges ; mais eux-mêmes ne me conseilleraient pas, dans les circonstances présentes, d’essuyer de nouvelles humiliations.
Je suis bien étonné qu’on me reproche d’avoir dit dans l’Histoire de Pierre-le-Grand ce que j’avais déjà dit dans celle de Louis XIV. Vous me direz que j’ai eu tort dans l’une et dans l’autre ; malheureusement ce tort est irréparable, tous les exemplaires étant partis de Genève il y a plus de trois mois, à ce que disent les Cramer ; et ces torts consistent à avoir dit des vérités dont tout le monde convient, et qui ne nuisent à personne. Au reste, si vous avez trouvé quelque petite odeur de philosophie morale et d’amour de la vérité dans l’Histoire de Pierre-le-Grand, je me tiens très récompensé de mon travail ; car c’est à des lecteurs tels que vous que je cherche à plaire.
Vous aurez incessamment la lettre de Jean-Jacques à Christophe, il n’a point fait de cartons, comme on le croyait : il persiste toujours à dire qu’il fallait lui élever des statues au lieu de le brûler ; il assure que si on trouve quelques traits voluptueux dans son Héloïse, il y en a davantage dans l’Aloïsia (4) que tous les prêtres ont à Paris dans leurs bibliothèques. Il proteste à Christophe qu’il est chrétien ; et en même temps il couvre la religion chrétienne d’opprobres et de ridicules : il y a une douzaine de pages sublimes contre cette sainte religion. Peut-être ce qu’il est est-il fort ; car, après tout, le christianisme n’a fait périr qu’environ cinquante millions de personnes de tout âge et de tout sexe, depuis environ quatorze cents ans, pour des querelles théologiques. J’oubliais de vous dire que Jean-Jacques, dans son épître, prouve à Omer qu’il est un sot, en quoi je suis entièrement de son avis.
Mes divins anges, la plus grande consolation de ma vie est votre amitié ; il est vrai que je ne vous verrai plus, mais je songerai toujours que vous daignez m’aimer. Madame Denis est infiniment sensible à toutes vos bontés. Tronchin prétend qu’elle sera guérie après qu’elle aura pris quatre ou cinq mille pilules. J’aimerais mieux faire un voyage aux eaux, pourvu que vous y fussiez.
Mes divins anges, il faut encore que je vous dise que j’exige absolument des Cramer d’ôter mon misérable nom des frontispices de leur recueil. Vous savez que rien n’est plus aisé que de brûler un livre. Un Chaumeix, un Gauchat, n’ont qu’à recueillir, falsifier, empoisonner quelques phrases, et donner un trait calomnieux à un Omer ; Omer fera son réquisitoire, et des hommes extrêmement ignorants condamneront au brasier un livre qu’ils n’auront pas lu. A la bonne heure, les Cramer n’en seront pas fâchés ; mais moi, si mon nom est à la tête d’une histoire sage et instructive, je suis décrété en personne, et mes biens confisqués, si je ne comparais pas devant messieurs. Or c’est ce qui est absolument inutile. Je veux bien qu’on décrète un quidam qui pouvait prouver que le parlement n’a aucun droit de faire des remontrances que par la pure concession des rois, et qui ne l’a pas dit ; qui pouvait prouver que les enregistrements ne viennent que des regesta, des compilations qu’on s’avisa de faire sous Philippe-le-Bel, des Olim, de l’habitude enfin qu’on prit de tenir registre (habitude qui succéda au trésor des chartres), qui pouvait éclaircir cette matière, et qui ne l’a pas fait. On peut brûler une histoire dans laquelle la conduite du parlement est toujours ménagée ; on peut brûler ce livre par arrêt du parlement, cela est dans l’ordre ; mais je ne veux pas être brûlé en effigie. N’êtes-vous pas de mon avis ?
Mes anges, un petit mot d’Olympie, et je finis. Un homme qui a été à moi (5), qui a été volé à Francfort avec moi, l’a imprimée à ses dépens ; c’est un plaisir que je lui devais. Serait-il juste d’empêcher son édition d’entrer en France, et de le priver du fruit de ses avances ? Je m’en rapporte à vos cœurs angéliques.
Vous m’avez, j’en suis sûr, trouvé, sombre, chagrin dans mon épître. Je ne sais pourquoi je suis triste ; car votre humeur est toujours égale, et je voudrais vous imiter. Je crois que c’est parce que le vent du nord souffle ; mais je suis à vous à tout vent, ô anges !
Respect et tendresse.
1 – Par d’Argens. (G.A.)
2 – Celle des Philosophes. (G.A.)
3 – Crébillon. (G.A.)
4 – Ouvrage obscène de Chorier. (G.A.)
5 – Colini. (G.A.)
à M. Colini.
29 Avril 1763.
Mon cher historiographe, j’ai reçu votre petit paquet (1), et je vous en remercie. Je vous prie de me faire un second envoi, et de régaler madame de Fresney d’un exemplaire. Ayez la bonté de lui écrire un petit mot ; cette attention l’engagera à me faire tenir les paquets sans se rebuter.
Voilà les beaux jours qui arrivent ; que ne puis-je venir vous voir ! Mais je suis dans ma soixante-douzième année, et il faut que j’achève l’édition de Corneille, etc.
1 – Des exemplaires d’Olympie. (G.A.)
à M. le chevalier de La Motte-Gefrard.
Avril 1763.
J’ai lu, monsieur, la lettre de votre bacha (1) ; tout ce qui m’étonne, c’est qu’ayant été exilé dans l’Asie-Mineure, il n’alla pas servir le sophi de Perse Thamas Kouli kan ; il aurait pu avoir le plaisir d’aller à la Chine, en se brouillant successivement avec tous les ministres : sa tête me paraît avoir eu plus besoin de cervelle que d’un turban. Il y avait un peu de folie à vouloir se battre avec le prince Eugène, président du conseil de guerre ; c’est à peu près comme si un de nos officiers appelait en duel le doyen des maréchaux de France. Que ne proposait-il aussi un duel au grand-vizir ? Cependant on pourrait tirer quelque parti de sa lettre, en élaguant les inutilités, en adoucissant les choses flatteuses qu’il dit de notre ambassadeur M. de Villeneuve, et en donnant quelques coups de lime au style grivois du bacha ; on lui passera tout, parce qu’il était un homme aimable.
Je voudrais bien être à portée, monsieur, de vous prouver avec quels sentiments respectueux j’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Bonneval. (G.A.)
à M. le duc de Praslin. (1)
Permettez que je vous informe de ce qui vient de m’arriver avec M. Macartney, gentilhomme anglais très jeune, et pourtant très sage ; très instruit, mais modeste ; fort riche et fort simple ; et qui criera bientôt en parlement mieux qu’un autre. Il m’a nié que vous eussiez des bontés pour moi ; je me suis échauffé, je me suis vanté de votre protection. Il m’a répondu que si je disais vrai, je prendrais la liberté de vous écrire. J’ai les passions vives. Pardonnez-donc, monseigneur, au zèle, à l’attachement, et au profond respect du vieux montagnard.
1 – Nouveau nom du comte de Choiseul.
à M. Helvétius.
Le 1er Mai 1763.
Voici, mon illustre philosophe, un gentilhomme anglais très instruit, et qui par conséquent vous estime.
Je me suis vanté à lui d’avoir quelque part à votre amitié ; car j’aime à me faire valoir auprès des gens qui pensent. M. Macartney pense tout comme vous. Il croit, malgré Omer et Christophe, que si nous n’avions point de mains (1), il serait assez difficile de faire des rabats à Christophe et à Omer, et des sifflets pour les bourdons de Simon Le Franc, favori du roi, etc., etc., etc.
Il trouve notre nation fort drôle ; il dit que sitôt qu’il paraît une vérité parmi nous, tout le monde est alarmé comme si les Anglais faisaient une descente.
Puisque vous avez eu la bonté de rester parmi les singes, tâchez donc d’en faire des hommes. Dieu vous demandera compte de vos talents. Vous pouvez plus que personne écraser l’erreur, sans montrer la main qui la frappe. Un bon petit
catéchisme (2) imprimé à vos frais par un inconnu, dans un pays inconnu, donné à quelques amis qui le donnent à d’autres ; avec cette précaution, on fait du bien et on ne craint point de se faire du mal, et on se moque des Christophe, des Omer, etc., etc.
Jean-Jacques dit, à mon gré, une chose bien plaisante, quoique géométrique, dans sa Lettre à Christophe, pour prouver que, dans notre secte, la partie est plus grande que le tout. Il suppose que notre Sauveur Jésus-Christ communie avec ses apôtres : En ce cas, dit-il, il est clair que Jésus mit sa tête dans sa bouche. Il y a par-ci par-là de bons traits dans ce Jean-Jacques.
On m’a envoyé ces deux extraits de Jean Meslier. Il est vrai que cela est écrit du style d’un cheval de carrosse ; mais qu’il rue bien à propos ! et quel témoignage que celui d’un prêtre qui demande pardon en mourant d’avoir enseigné des choses absurdes et horribles ! quelle réponse aux lieux communs des fanatiques qui ont l’audace d’assurer que la philosophie n’est que le fruit du libertinage !
Oh ! si quelque galant homme, écrivant avec pureté et avec force, donnant à la raison les grâces de l’imagination, daignait consacrer un mois ou deux à éclairer le genre humain ! Il y a de bonnes âmes qui font ce qu’elles peuvent, elles donnent quelques coups de bêche à la vigne du Seigneur ; mais vous la feriez fructifier au centuple. Amen ! Toutefois ne faites point apprendre à vos enfants le métier de menuisier ; cela me paraît assez inutile pour l’éducation d’un gentilhomme.
Vale ; je vous estime autant que je vous aime.
1 – De l’Esprit, disc. I, chap. I. (G.A.)
2 – Catéchisme de l’honnête homme. Voyez aux DIALOGUES. (G.A.)