CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 14
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à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 2 Avril 1763, veille de Pâques.
Mes yeux permettent à ma main d’écrire. Mes anges, vous êtes bien tutélaires, et vous n’êtes pas oisifs. Le P. Mabillon n’a jamais tant fait de recherches que vous daignez m’en envoyer. Il y a surtout un Corneille, vinaigrier, dans le treizième siècle, qui est un point d’érudition assez rare. N’est-ce point ce vinaigrier-là qui a fait Suréna et Pulchérie ? Il est vrai, mes anges, que je me plains quelquefois du temps que ces dernières pièces me font perdre. Figurez-vous la mine que fait un pauvre homme qui a été presque aveugle tout l’hiver, et qui était forcé de lire Attila imprimé menu. Ma mauvaise humeur n’empêche pas que je ne rende à notre père Pierre toute la justice qui lui est due ; et si je révèle la turpitude de notre père, c’est en adorant ce qu’il a de bon.
Adélaïde du Guesclin, ou le Duc de Foix, bonnet sale ou sale bonnet, c’est la même chose ; c’est-à-dire que ces deux pièces sont également médiocres, à cela près que le bonnet sale d’Adélaïde est encore plus sale que celui du Duc de Foix.
Puisque me voilà sur l’article du tripot, je vous avouerai que j’ai du faible pour le Droit du Seigneur, et que l’ouvrage me paraît neuf et piquant. J’ai peut-être tort ; je sens encore entrailles de père pour Olympie. Croyez-moi, cela fait un beau spectacle. Je compte les yeux pour quelque chose. Une petite fille tendre, naïve, avec un petit grain de noblesse et de fermeté, est plus mon affaire pour Olympie qu’une héroïne fière, vigoureuse, connaissant toutes les finesses de l’art, et ayant l’air d’avoir rôti le balai. Olympie ressemble plus à Zaïre qu’à Cornélie.
Passons à la prose, mes anges. Je mets à l’ombre de vos ailes ce tome (1) du Czar Pierre. Lisez les chapitres sur la Religion et sur la mort d’Alexis.
Il y a une autre prose plus intéressante, c’est celle des derniers chapitres de l’Histoire générale (2). J’estime qu’il faut absolument que ni M. de Malesherbes ni personne n’en permettent l’entrée en France avant que mes anges et leurs amis aient donné leur approbation, et qu’ils aient indiqué ce qui pourrait trop déplaire. On sait bien qu’il faut dire la vérité, mais les vérités contemporaines exigent quelque discrétion.
Mes anges, nous baisons tous le bout de vos ailes.
1 – Seconde partie de l’Histoire de Russie. (G.A.)
2 – Ces chapitres appartiennent aujourd’hui au Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
à M. Marmontel.
3 Avril 1763.
Vous m’écrivez, mon cher ami, le dimanche des Rameaux, et moi je vous écris le dimanche de Pâques. Laissez-moi faire : je me charge de faire entendre raison aux personnes dont vous parlez. Vous moquez-vous du monde de m’envoyer votre Poétique (1) par les frères Cramer ? Je ne l’aurai que dans un mois. Je suis sûr qu’il y a des choses excellentes ; je veux la citer dans le commentaire de notre père Pierre (2) ; cela ne sera peut-être pas inutile pour nos desseins académiques. On imprime notre père à force ; il n’y a pas un moment à perdre. Envoyez-moi, je vous prie, votre Poétique par la poste, contre-signée le généreux Bouret. Je suis bien aise que notre ami Pompignan inspire la joie à sa famille. Mes respects, je vous prie, à sa belle-sœur, qui ne rit point par oubli. Où demeurez-vous ? que faites-vous ? Aimez-moi toujours.
Je suis toujours un peu quinze-vingts.
1 – Poétique française. (G.A.)
2 – Voyez les Remarques sur Pulchérie. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 9 Avril 1763.
Mes anges, déployez vos ailes et couvrez-moi. Les frères Cramer se sont avisés de mettre mon nom en gros caractères à la tête de cet Essai sur l’Histoire générale, où je peins le genre humain assez en laid pour le rendre ressemblant. Ils m’avaient toujours promis de supprimer mon nom. Messieurs peuvent très bien brûler mon livre comme un mandement d’évêque ; mais j’ai toujours dit aux Cramer que je voulais être brûlé anonyme. Ils me l’avaient promis. Ils me manquent de parole, et leur édition est déjà en chemin ; ils manquent à la foi des traités, et ils me doivent assez pour être fidèles. Je suis outré. J’ai recours à vous. Je ne veux point être brûlé en mon propre et privé nom. Vous avez un Cramer (1) à Paris, vous me direz qu’il n’est point libraire, qu’il est prince de Genève ; mais un prince doit avoir de la clémence. Le fait est que s’ils n’ôtent pas mon nom, et s’ils n’insèrent pas dans l’ouvrage les cartons nécessaires, je demanderai net la saisie des exemplaires fataux ou fatals.
Les dernières pièces du père Pierre, et les dernières sottises de ma chère nation, ne laissent pas de me gêner ; car, en qualité de critique et d’historien, vous savez que la vérité est mon premier devoir ; et la dire sans déplaire aux gens de mauvaise humeur, c’est la pierre philosophale.
Ce qui m’est encore fort amer, c’est que lesdits Cramer ont recueilli tous les traits nouveaux que j’ai ajoutés à la nouvelle édition de l’Histoire générale ; et de tous ces petits morceaux ils ont fait un recueil (2) qui se trouve être la satire du genre humain. Ils prétendent donner ce recueil comme un supplément pour ceux qui ont la première édition. Qu’arrivera-t-il ? Les traits qui ne frappaient pas quand ils étaient épars dans huit volumes paraîtront un peu trop piquants quand ils seront rassemblés dans un seul tome ; ce sera là le corps du délit. J’ai souvent représenté que la chose était dangereuse ; mais ces messieurs, en pesant mon danger et leur intérêt, ont vu que leur intérêt avait beaucoup plus de poids. Ils ont dit que s’ils n’avaient pas fait ce recueil, d’autres l’auraient fait ; et leur maudit recueil est en chemin avec l’édition entière de l’Histoire. Voilà donc dangers sur dangers ; et s’ils mettent mon nom au petit recueil, et s’ils n’y mettent pas les cartons, je me tiens pour brûlé, et, Dieu merci, c’est la seule récompense de cinquante ans de travaux. Messieurs devraient cependant me ménager un peu ; car, en vérité, pourront-il empêcher que leur refus de rendre justice au peuple ne soit consigné dans toutes les gazettes ? pourront-ils empêcher que ce refus ne soit aussi ridicule qu’injuste ? plairont-ils beaucoup au gouvernement en proscrivant des ouvrages où la conduite du roi se trouve, par le seul exposé et sans aucune louange, le modèle de la modération et de la sagesse, et où leurs irrégularités paraissent, sans aucun trait de satire, le comble de la mauvaise humeur, pour ne rien dire de plus ?
Le parlement est puissant, mais la vérité est plus forte que lui. Rien ne résiste à une histoire simple et vraie ; et ce qu’il y a certainement de mieux à faire, c’est de ne rien dire. Vous sentez bien que je parle toujours au ministre d’un petit-fils (3) de Louis XIV, à l’ami de MM. de Praslin et de Choiseul, et non pas au conseiller d’honneur.
Le but et le résumé de cette longue lettre est qu’il m’importe très peu qu’Omer dénonce mon livre, mais que je ne veux pas qu’il dénonce mon nom, et que je vous supplie, mes divins anges, d’engager le prince Cramer à ordonner à quelqu’un des officiers de sa garde d’ôter ce nom, qui n’est pas en odeur de sainteté. Cette précaution et quelques cartons sont tout ce que je veux.
Si j’étais seulement commis de la chambre syndicale, j’arrêterais le débit d’Olympie jusqu’à ce qu’elle ait été tolérée ou sifflée au théâtre ; mais je ne suis pas fait pour avoir des dignités en France ; je ne veux qu’un titre, et le voici :
Je ne sais quel Anglais fit mettre sur son tombeau : CI-GÎT L’AMI DE PHILIPPE SIDNEY ; je veux qu’on grave sur le mien : CI-GÎT L’AMI DE MONSIEUR ET DE MADAME D’ARGENTAL (4).
1 – Philibert Cramer. (G.A.)
2 – Sous le titre d’Additions. (G.A.)
3 – L’infant duc de Parme. (G.A.)
4 – Voyez une lettre à Frédéric, en juin 1738. (G.A.)
à M. Cramer. (1)
Mon cher Cramer, voici des cartons qui semblent nécessaires pour vous et pour moi. Votre édition n’entrera pas en France sans ce petit lénitif. Il est surtout d’une nécessité indispensable que ces cartons soient placés dans ce fatal volume séparé, qui contient les additions à l’histoire.
Dieu prenne pitié de nous dans ce saint temps de Pâques.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Aux Délices, 13 Avril 1763.
Mes divins anges, je vois avec peine, en écrivant, ce que j’écris ; mon clerc est bien malade, et moi aussi ; maman Denis a un engorgement au foie. Nous sommes tout auprès d’Esculape-Tronchin, mais Esculape à la goutte, et nous avons le ridicule de demander la santé à un malade. Il n’y a que le ridicule de prier les saints qui soit plus fort. Mes anges nous ne sommes nullement de votre avis sur la figure d’Antigone au mariage d’Olympie. Nous savons ce que c’est que d’assister à des mariages. Vous ne nous aviez jamais fait cette objection ; pourquoi la faites-vous aujourd’hui ? quel ennemi vous a parlé contre nous ? comment pouvez-vous me dire qu’Antigone a les raisons les plus fortes pour s’opposer à ce mariage ? Il n’en a certainement aucune ; il n’a pas le moindre droit, il n’a pas la possibilité, il est hors du temple dans le parvis : il faudrait qu’il fût fou pour troubler les cérémonies sacrées. Comment peut-il empêcher que Cassandre donne la main à son esclave ? Il n’est sûr de rien ; il n’a encore pris aucune mesure ; il n’a que des doutes, il n’est venu que pour les éclaircir. Dira-t-il : Je m’oppose à ce mariage, parce que je crois Olympie fille d’Alexandre ? Tout le monde, le grand-prêtre, Cassandre, Olympie, répondraient : Tant mieux, c’est un mariage fort sortable ; vous n’êtes point en droit de vous y opposer ; vous ne connaissez pas seulement Olympie ; le droit civil et le droit canon sont contre vous ; de quoi vous avisez-vous de faire du bruit à la messe ?
Antigone n’est donc pas si sot que de faire un tapage inutile ; il s’y prend plus prudemment ; il soulève les peuples, et fait venir des troupes ; il agit en prince, en ambitieux, en méchant homme.
Sentez-vous bien, mes anges, à quel point il serait ridicule de faire le mariage devant un confident qui ensuite en rendrait compte à Antigone ? Je suis si convaincu de tout ce que je vous dis, que le parterre même ne me ferait pas changer de sentiment. Cette pièce d’ailleurs n’est point du tout dans le système ordinaire du théâtre. Elle nous a fait un très grand effet, à nous autres habitants des Alpes, qui ne connaissons point la tyrannie de l’usage. Le spectacle en est fort beau. Si vous aviez vu Statira entourée de ses prêtresses, et la scène où Olympie en embrassant sa mère lui avoue en larmes qu’elle aime le meurtrier de son père et de sa mère ; si vous aviez vu notre bûcher, vous auriez eu du plaisir comme nous. L’hiérophante est un digne prêtre ; catholiques, huguenots, luthériens, déistes, tout le monde l’aime. Je ne réponds point de Paris ; je crois bien que la cabale de Fréron criera, et c’est pourquoi j’ai toujours été dans le dessein de hasarder cette tragédie plutôt à l’impression qu’au théâtre. Mes chers anges, vous la ferez jouer si vous voulez ; je n’ai sur cela aucune volonté que la vôtre. Vous vous doutez bien qu’il m’importe assez peu quelle pièce on représente dans une ville que j’ai quittée pour jamais, quand la moitié de la ville s’efforçait de louer Catilina, et que tous les Mercures et toutes les brochures m’accablaient de mépris en croyant faire leur cour à madame de Pompadour. Après avoir vécu malheureusement pour le public, j’ai pris le parti de vivre pour moi. J’avoue que l’an passé je fus un peu trop séduit d’Olympie, mais je me suis tempéré.
Jean-Jacques ne se tempère pas comme moi. Jean a écrit à Christophe. Il y a un mois que sa Lettre est imprimée, mais il n’y en a eu que trois exemplaires dans Genève. L’abbé Quesnel l’a eue à Versailles. Malheureusement l’auteur fait des cartons, et c’est ce qui retarde la publicité de ce modeste ouvrage. L’auteur y disait qu’on aurait dû lui élever des statues. On lui a fait voir qu’en effet on pourrait bien lui en dresser une dans la place de Grève, qu’à la vérité elle ne serait pas ressemblante, mais qu’il y aurait un écriteau dans le goût de celui d’Inri (1). Enfin il cartonne (2), et moi je cartonne aussi l’Histoire générale, de peur de l’Inri.
Vous ne me parlez point, mes anges, de l’incendie de l’Opéra (3) ; c’est une justice de Dieu : on dit que ce spectacle était si mauvais, qu’il fallait tôt ou tard que la vengeance divine éclatât.
Je suis en peine de mon contemporain le président Hénault ; il aura pris sa pleurésie à Versailles. Cet accident devrait le corriger. J’ai connu une femme qu’une grande maladie guérit de sa surdité. Le président est sourd, et moi aussi ; mais j’ai par-dessus lui une propension extrême vers l’aveuglement. J’ai perdu ma jolie petite écriture, les yeux me cuisent. Je finis en baisant le bout de vos ailes avec les respects les plus tendres.
1 – Inscription des crucifix. (G.A.)
2 – Il ne cartonna rien. (G.A.)
3 – Le 6 Avril. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
Aux Délices, près Genève, 16 Avril 1763 (1).
Madame, les Calas diront qu’ils prieront Dieu pour votre altesse sérénissime ; mais je crois qu’elle leur fait plus de bien qu’ils ne lui en feront jamais. J’admire toujours que de pauvres diables disent qu’ils protégeront les grands auprès de Dieu. Ne voilà-t-il pas une belle protection ? Il me semble que si quelqu’un devait avoir du crédit auprès du Créateur, ce serait, madame, une âme comme la vôtre. C’est à ceux qui font du bien dans ce monde à être les favoris du maître qui dispose du monde présent et du monde à venir.
Il y a deux ans que j’ai cessé d’écrire au roi de Prusse. Tant qu’il n’a pu faire autre chose que de verser du sang, j’ai respecté cette sorte de gloire. Mais celle dont il se couvre aujourd’hui étant plus humaine, elle m’intéresse davantage et m’enhardira jusqu’à le féliciter d’être Trajan, après avoir été César.
Je crois avoir mandé à votre altesse sérénissime que M. le prince Louis de Virtemberg était devenu philosophe suisse, et qu’il était retiré à quelques lieues de chez moi avec madame sa femme, qu’il veut faire déclarer princesse. Ces déclarations sont sujettes à quelques inconvénients. On dit que madame la duchesse de Virtemberg, la régnante, ou non régnante, qui n’a plus ni père, ni mère, ni mari, pourrait bien se retirer avec son frère et se faire philosophe aussi. Pour moi chétif, j’avoue, madame, que c’est à votre cour que je voudrais bien philosopher. Mais je suis si vieux, j’ai si peu de santé, que je ne peux plus raisonnablement espérer un second voyage à Gotha, et c’est là ma plus grande tribulation.
Je viens d’envoyer à Genève pour savoir si vos ordres touchant le Corneille ont été exécutés. Ils le sont, madame. Votre altesse sérénissime signale partout ses bontés. Qu’elle daigne agréer mon profond respect.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)