CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 13
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à M. le cardinal de Bernis.
Aux Délices, le 31 Mars 1763.
Je ne sais, monseigneur, si notre secrétaire perpétuel a envoyé à votre éminence l’Héraclius de Calderon, que je lui ai remis pour divertir l’Académie. Vous verrez quel est l’original de Calderon ou de Corneille : cette lecture peut amuser infiniment un homme de goût tel que vous ; et c’est une chose, à mon gré, assez plaisante, de voir jusqu’à quel point la plus grave de toutes les nations méprise le sens commun.
Voici, en attendant, la traduction très fidèle de la Conspiration contre César par Cassius et Brutus, qu’on joue tous les jours à Londres, et qu’on préfère infiniment au Cinna de Corneille. Je vous supplie de me dire comment un peuple qui a tant de philosophes peut avoir si peu de goût. Vous me répondrez peut-être que c’est parce qu’ils sont philosophes ; mais quoi ! la philosophie mènerait-elle tout droit à l’absurdité ? et le goût cultivé n’est-il pas même un vraie partie de la philosophie ?
Oserai-je, monseigneur, vous demander à quoi vous placez la vôtre à présent ? Le Plessis (1), dont vous avez daté vos dernières lettres, est-il un château qui vous appartienne, et que vous embellissez ?
On attrape bien vite le bout de la journée avec des ouvriers, des livres, et quelques amis ; et c’est bien assurément tout ce qu’il faut que d’attraper ce bout gaiement. Le Sufficit diei malitia sua a bien quelque vérité. Mais pourquoi ne pas dire aussi sufficit diei lœtitia sua ?
Je suis toujours un peu quinze-vingts ; mais j’ai pris la chose en patience. On dit que ce sont les neiges des Alpes qui m’ont rendu ce mauvais service, et qu’avec les beaux jours j’aurai la visière plus nette. Je vous félicite toujours, monseigneur, d’avoir vos cinq sens en bon état ; porro unum necesarium, c’est apparemment sanitas. Je ne sais pas de quoi je m’avise de citer tant la sainte Ecriture devant un prince de l’Eglise ; cela sent bien son huguenot ; je ne le suis pourtant pas, quoique je me trouve à présent sur le vaste territoire de Genève. M. le duc de Villars y est, comme moi, pour sa santé ; il a été fort mal ; Dieu et Tronchin l’ont guéri, pour le consoler de la mort de madame la maréchale sa mère.
Notre canton va s’embellir. Le duc de Chablais établira sa cour près de notre lac, vis-à-vis mes fenêtres. C’est une cour que je ne verrai guère. J’ai renoncé à tous les princes ; je n’en dis pas autant des cardinaux : il y en a un à qui j’aurais voulu rendre mes hommages avant de prendre congé de ce monde : je lui serai toujours attaché avec le plus tendre et le plus profond respect.
1 – Près Senlis. (G.A.)
à M. Thieriot.
Mon ancien ami, si M. Simon Le Franc de Pompignan n’eût point épuisé tous les éloges qu’il a fait faire dans la magnifique église de son village, je compilerais, compilerais, compilerais éloges sur éloges pour louer les succès que mademoiselle Dubois a eus dans ma tragédie de Tancrède ; Je ne connaissais pas cette aimable actrice ; ce que vous m’en écrivez me charme. Je tremblais pour le Théâtre-Français : mademoiselle Clairon est prête à lui échapper. Remercions la Providence d’être venue à notre secours. Si les suffrages d’un vieux philosophe peuvent encourager notre jeune actrice, faites-lui dire, mon ancien ami, tout ce que j’ai dit autrefois à l’immortelle Lecouvreur. Dites-lui qu’elle laisse crier l’envie, que c’est un mal nécessaire ; c’est un coup d’aiguillon qui doit forcer à mieux faire encore. Dites-lui surtout d’aimer : le théâtre appartient à l’amour ; ses héros sont enfants de Cythère. Dites-lui de mépriser les éloges de Jean Fréron et des auteurs de cette espèce. Que le public soit son juge, il sera constamment son admirateur.
à M. Helvétius.
Mars 1763.
Orates, fratres, et vigilate. Sera-t-il donc possible que, depuis quarante ans, la Gazette ecclésiastique ait infecté Paris et la France, et que cinq ou six honnêtes gens bien unis ne se soient pas avisés de prendre le parti de la raison ? Pourquoi ses adorateurs restent-ils dans le silence et dans la crainte ? Ils ne connaissent pas leurs forces. Qui les empêcherait d’avoir chez eux une petite imprimerie, et de donner des ouvrages utiles et corrects, dont leurs amis seraient les seuls dépositaires ? C’est ainsi qu’en ont usé ceux qui ont imprimé les dernières volontés de ce bon et honnête curé. Il est certain que son témoignage est du plus grand poids, et qu’il peut faire un bien infini. Il est encore certain que vous et vos amis vous pourriez faire de meilleurs ouvrages avec la plus grande facilité, et les faire débiter sans vous compromettre. Quelle plus belle vengeance à prendre de la sottise et de la persécution que de les éclairer ? Soyez sûr que l’Europe est remplie d’hommes raisonnables qui ouvrent les yeux à la lumière. En vérité, le nombre en est prodigieux ; et je n’ai pas vu, depuis dix ans, un seul honnête homme, de quelque pays et de quelque religion qu’il fût, qui ne pensât absolument comme vous. Si je trouve en mon chemin quelque étranger qui aille à Paris, et qui soit digne de vous connaître, je le chargerai pour vous de quelques exemplaires, que j’espère avoir bientôt, du même ouvrage qu’un Anglais vous a déjà remis. C’est à peu près dans ce goût simple que je voudrais qu’on écrivît ; il est à la portée de tous les esprits. L’auteur ne cherche point à se faire valoir ; il n’envie point la réputation, il est bien loin de cette faiblesse : il n’en a qu’une, c’est l’amour extrême de la vérité. Vous m’objecterez qu’il ne l’a dite qu’à sa mort : je l’avoue ; et c’est pour cela même que son ouvrage doit produire le plus grand fruit, et qu’il faut le distribuer ; mais si on peut en faire un meilleur sans rien risquer, sans attendre la mort pour donner la vie aux âmes, pourquoi ne le pas faire ? Il y a cinq ou six pages excellentes, et de la plus grande force, dans une petite brochure qui paraît depuis peu (1), qui perce avec peine à Paris, et que vous aurez vue sans doute. C’est un grand dommage que l’auteur y parle sans cesse de lui-même, quand il ne doit parler que de choses utiles. Son titre est d’une indécence impertinente, son ridicule amour-propre révolte : c’est Diogène, mais il s’exprime quelquefois en Platon. Croiriez-vous que ses audacieuses sorties contre un monstre respecté n’ont révolté personne, et que sa philosophie a trouvé autant de partisans que sa vanité cynique a eu de censeurs ? Oh ! si quelqu’un pouvait rendre aux hommes le service de leur montrer les mêmes vérités, dépouillées de tout ce qui les défigure et les avilit chez cet écrivain, que je le bénirais ! Vous êtes l’homme, mais je suis bien loin de vous prier de courir le moindre risque. Je suis idolâtre du vrai, mais je ne veux pas que vous hasardiez d’en être la victime. Tâchez de rendre service au genre humain sans vous faire le moindre tort.
Ce sont là, monsieur, les vœux de la personne du monde qui vous estime le plus, et qui vous est le plus attachée. J’ai l’honneur d’être votre très humble et très obéissante servante, DE MITÈLE.
1 – Lettre de J.J.- Rousseau à Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. (K.)
à M. le duc de Choiseul.
Mars 1763.
Mon protecteur, si on me demande comment il faut défricher un désert, et donner du pain à des familles qui n’en avaient pas, je le dirai bien ; mais j’ignore comment il faut présenter au roi le détail de Fontenoy, l’érection de l’Ecole-Militaire, et les autres événements qui ne peuvent choquer que sa modestie. J’ignore surtout si on peut lui présenter cette édition, qui est pourtant la neuvième. Tout ce que je sais, c’est que je prends la liberté de l’adresser à mon protecteur, qui en fera tout ce qu’il voudra. Il sait mieux que moi
Quid deceat, quid non . . . .
HOR., lib. I, ep. VI.
Je ne demanderai jamais rien qui puisse être le moins du monde hasardé. Sa bonté pour moi me tient lieu de tout. Je suis comme le Bourgeois gentilhomme, j’aime mieux être incivil qu’importun.
Je lui souhaite du fond de mon âme succès dans toutes ses entreprises, gaieté inaltérable, et point de gravelle.
La vieille marmotte des Alpes est à ses pieds avec le plus tendre respect.
à M. le duc de Choiseul.
J’ignore ce que mes oreilles ont pu faire aux Pompignan. L’un me les fatigue par ses mandements, l’autre me les écorche par ses vers, et le troisième me menace de les couper. Je vous prie de me garantir du spadassin : je me charge des deux écrivains. Si quelque chose, monseigneur, me faisait regretter la perte de mes oreilles, ce serait de ne pas entendre tout le bien que l’on dit de vous à Paris.
à M. le marquis Albergati Capacelli.
Aux Délices, 31 Mars 1763 (1).
Je n’ai jamais été si fâché, monsieur, d’être réduit à ne pouvoir écrire de ma main. Je n’aime point à dicter ; il semble que le cœur perd toujours quelque chose. Quelles obligations ne vous ai-je point ? vous m’embellissez, vous flatter à la fois mon goût, mon amitié et mon amour-propre.
Permettez-moi de renouveler mes remerciements à M. Paradisi.
J’ai reçu, monsieur, deux lettres de vous, des 9 et 22 Mars ; dans la dernière vous m’ordonnez de répondre à ce que vous m’avez mandé touchant le père Pacciaudi. Mais je n’ai jamais rien reçu de vous touchant ce religieux : je ne sais qui il est ; il faut que la lettre où vous m’en parlez se soit perdue. Vous me faites rougir en me parlant de l’honneur que vous faites à Sémiramis (2), conjointement avec M. l’abbé Fabri. Pourquoi n’ai-je ni la force de traverser les Alpes pour venir vous dire tout ce que vous m’inspirez, ni assez de génie pour vous le dire d’une manière digne de vous ? Mais il faut que j’achève ma vie dans le petit pays où est mon établissement. Je viens d’y marier la descendante du grand Corneille ; me voilà devenu père de famille. Ne pouvant marcher sur les traces de Corneille, je me suis fait son allié pour me consoler de n’être pas son imitateur. Je reste dans ma solitude, et je ne regrette Paris qu’à cause de M. Goldoni.
Comptez toujours, monsieur, sur les tendres et respectueux sentiments de votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – En la jouant en italien. (G.A.)
à M. Vernes.
2….. (1).
Je suis ravi, mon cher rabi, de l’intérêt que vous prenez à la chose. Je sens bien que je marche sur des charbons ardents (2) : il faut toucher le cœur, il faut rendre l’intolérance absurde, ridicule, et horrible ; mais il faut respecter les préjugés.
Il est bien difficile, en montrant les fruits amers qu’un arbre a portés, de ne pas donner lieu de penser que l’arbre ne vaut rien ; on a beau dire que c’est la faute des jardiniers, bien des gens sentent que c’est à l’arbre qu’il faut s’en prendre.
Au reste, il y a dans le Contrains-les d’entrer, de Bayle (3), des choses beaucoup plus hardies. A peine s’en est-on aperçu, parce que l’ouvrage est long et abstrus. Ceci est court, et à la portée de tout le monde ; ainsi je dois être très circonspect.
J’ai beaucoup ajouté, beaucoup retranché, corrigé, refondu. La crainte de déplaire est l’éteignoir de l’imagination. Il faudrait que vous vinssiez rallumer la mienne avec votre ami ; nous tiendrions ensemble un petit conciliabule de tolérance. Je voudrais qu’en inspirant la modération, l’ouvrage fût modéré.
Gardez-moi un profond secret, mes frères. Il ne faut pas que mon nom paraisse ; je n’ai pas bon bruit.
Tenez, voilà un petit chapitre pour vous amuser. Renvoyez-le, ou plutôt rapportez-le, et raisonnons.
J’ai donné, à tout hasard, une lettre pour M. le baron de Breteuil (4), parce qu’il faut que je fasse tout ce que vous m’ordonnez. Il y a environ trente ans que je ne l’ai vu, mais cela n’y fait rien ; on est impudent avec bienséance, quand il s’agit de rendre service et de vous obéir.
La Lettre à Christophe me donne la pepie. Je ne dormirai point que je n’aie vu la Lettre à Christophe : avez-vous lu la Lettre à Christophe ? Pouvez-vous me faire avoir la Lettre à Christophe ? où trouve-t-on la Lettre à Christophe ?
Bonsoir, mon cher philosophe ; mes respects à Arius.
1 – C’est à tort qu’on a toujours daté cette lettre du 2 Janvier ; elle ne peut être que du 2 Avril. (G.A.)
2 – En écrivant son Traité de la Tolérance. (G.A.)
3 – Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer, 1686. (G.A.)
4 – On n’a pas cette lettre de recommandation qu’un Génevois allant en Russie devait remettre à l’ambassadeur de France, et qui n’arriva entre les mains de Breteuil qu’à son retour à Paris, fin juillet. (G.A.)