CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 12
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à M. Damilaville.
Aux Délices, 23 Mars 1763.
Mon cher frère, l’illustre frère (1) qui daigne tant aimer Brutus me paraît avoir suppléé, par sa brillante imagination, à ce qui manque à cette pièce. Je ne peux en conscience lui en savoir mauvais gré. Un tel suffrage et le vôtre sont d’une grande consolation. Je me souviens que, dans la nouveauté de cette pièce, feu Bernard de Fontenelle, et compagnie, prièrent l’ami Thieriot de m’avertir sérieusement de ne plus faire de tragédies. Ils lui dirent que je ne réussirais jamais à ce métier-là. J’en crus quelque chose, et cependant le démon du théâtre l’emporta. Parlez-en à frère Thieriot, il vous confirmera cette anecdote, car il a la mémoire bonne.
Je vous renouvelle mes félicitations sur le succès des Calas. J’ai appris une des raisons du jugement de Toulouse qui va bien étonner votre raison.
Ces Visigoths ont pour maxime que quatre quarts de preuve et huit huitièmes font deux preuves complètes ; et ils donnent à des ouï-dire le nom de quarts de preuve et de huitièmes.
Que dites-vous de cette manière de raisonner et de juger ? est-il possible que la vie des hommes dépende de gens aussi absurdes ? Les têtes des Hurons et des Topinambours sont mieux faites.
Pour notre ami Pompignan, les preuves de son ridicule sont complètes. Je vous répute que cet homme serait bien dangereux s’il avait autant de pouvoir que d’impertinence. Je sais de très bonne part qu’il ne vint à Paris que dans le dessein de se faire valoir auprès de la cour, en persécutant les philosophes. Les quarts de plaisanterie qui sont dans la Relation du voyage de Fontainebleau, et les huitièmes de ridicule dont l’Hymne est parsemé, seront pour lui un affublement complet. Cet homme voulait nuire, et il ne fera que nous réjouir.
Vous m’avez promis quelques articles de l’Encyclopédie, je les attends comme les articles de mon symbole.
Buvez, mes très chers frères, à la santé de votre vieux frère V.
1 – Grimm. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
24 Mars 1763.
La lettre de mes anges, du 15 de mars, est vraiment un bien bon ouvrage ; mais je voudrais qu’on leur donnât par plaisir à commenter Othon, la Toison d’Or, et Sophonisbe, etc. ; la patience leur échapperait, comme à moi, et si, pour se consoler, ils relisaient Iphigénie, ils se mettraient à genoux devant Jean Racine.
Que m’importe que Pierre soit venu avant ou après ? cela n’entre pour rien dans mes plaisirs ou dans mes dégoûts ; c’est l’ouvrage que je juge, et non l’homme. Je veux que Pierre ait cent fois plus de génie que Jean ; Pierre n’en est que plus condamnable d’avoir fait un si détestable usage de son génie dans la force de son âge. Je ne peux me plaindre de la bonté avec laquelle vous parlez d’un Brutus et d’un Orphelin ; j’avouerai même qu’il y a quelques beautés dans ces deux ouvrages ; mais encore une fois, vive Jean ! plus on le lit, et plus on lui découvre un talent unique, soutenu par toutes les finesses de l’art. En un mot, s’il y a quelque chose sur la terre qui approche de la perfection, c’est Jean. Je n’ai commenté Pierre que pour être utile à ma pupille et au public, et je ne peux être utile qu’en disant la vérité.
Comme il faut joindre l’agréable à l’utile, voici quelques exemplaires de la Relation du marquis de Pompignan, faite par lui-même ; il y a là je ne sais quoi de naïf qui me fait plaisir.
Vous m’ordonnez de vous envoyer une certaine Olympie pour laquelle je me refroidissais beaucoup ; c’est un enfant que j’étouffais de caresses. Quand il était au berceau je l’aimais trop, et peut-être à présent je ne l’aime pas assez ; je crains qu’on ne lui donne du ridicule dans le monde ; car à moins que le bûcher ne soit le plus beau des spectacles, il peut devenir grande matière à sifflets. Je vais sur-le-champ faire chercher Olympie . Je dois en avoir encore une assez mauvaise copie ; mais je vous l’enverrai telle qu’elle est, pour ne pas vous faire attendre.
à M. le comte d’Argental.
25 Mars 1763.
Je viens de la lire (1) ; la voilà donc ! il en sera ce qu’il pourra ; mais c’est à cette seule condition qu’on la jouera comme je l’ai faite, et non point comme je ne l’ai pas faite, parce que c’est mon ouvrage que je donne, et non pas celui d’un autre. J’aime encore mieux un sifflet qu’un changement fait malgré moi. S’il y a la moindre difficulté, je supplie mes anges de supprimer tout.
Le rôle d’Olympie demande de la naïveté, de la tendresse, et au cinquième acte une douleur renfermée en elle-même : cela n’exige pas des talents bien supérieurs ; pour peu que l’actrice ait une voix et une figure intéressantes, le rôle doit être touchant.
Il s’agirait d’avoir un Cassandre qui eût de la voix, de la figure, et de la chaleur ; sans quoi le risque est assez grand. Enfin voilà de quoi amuser mes anges pendant le saint temps de Pâques.
Ils n’ont pas daigné me dire s’il est vrai qu’on ait mis à la Bastille un réviseur théâtral nommé Marin, pour quatre vers d’un Théagène (2) dont on a fait, dit-on, l’application la plus maligne et la plus injuste au roi : il me paraît qu’au contraire ce Marin est très louable de n’avoir pas seulement soupçonné que ces vers pussent regarder sa majesté. Je ne crois pas qu’il y ait de pièce qui pût rester au théâtre, si on y cherchait des allusions. Cela est du plus mauvais exemple du monde.
On dit que Jean-Jacques a écrit une lettre à l’archevêque de Paris, dont le titre est : Jean-Jacques à Christophe. La lettre, dit-on, est fort salée : on peut écrire comme on veut à des archevêques quand on est à Neuchâtel, dans le pays du roi de Prusse.
Madame Denis remercie bien mes anges : elle est fort languissante : mes yeux vont en dépérissant, comme de raison. Lisez le bon homme Salomon : vous verrez que quand celles qui se mettent à la fenêtre ne s’y mettent plus, quand celles qui allaient au moulin n’y vont plus, quand la corde est cassée sur le bord du puits, il faut faire une honnête retraite.
Mes tendres respects pour moi et ma pupille.
1 – Olympie. (G.A.)
2 – Théagène et Chariclée, tragédie de Dorat, jouée le 2 Mars. Marin avait, en effet, été embastillé pendant vingt-quatre heures. (G.A.)
à M. Colini.
Aux Délices, 26 Mars 1763.
Je vous fais mon compliment de tout mon cœur, mon cher ami, de votre historiographerie (1). Vous voilà en pied de toute façon. Envoyez-moi, je vous prie, par les messageries les plus promptes, le paquet que je vous ai demandé, et mettez aux pieds de S.A.E. son vieux serviteur, qui est presque aveugle. Je vous embrasse du meilleur de mon âme.
1 – Le Précis de l’Histoire du Palatinat du Rhin. (G.A.)
à M. Damilaville.
26 Mars 1763.
Est-il donc bien vrai que maître Marin a été fourré à la Bastille pour quatre vers d’une tragédie oubliée, composée par maître Dorat ? On m’a envoyé ces quatre vers. Ils peuvent regarder les rois fainéants de la première race ; mais comment peut-on les appliquer à un roi qui a gagné deux batailles en personne, qui a volé de Flandre en Allemagne, qui a pris Fribourg en relevant d’une maladie mortelle, qui tient conseil tous les jours, et qui est lui-même son premier ministre ? tout cela est exactement vrai. Je ne peux croire qu’on lui ait fait l’outrage de mettre Marin à la Bastille. Je vous prie, mon cher frère, de me dire ce qui en est.
Voulez-vous bien avoir la bonté d’envoyer, par la petite poste, ce chiffon à madame de Florian ?
Je soupire après les feuilles de l’Encyclopédie que mon frère m’a promises.
J’embrasse toujours mes frères.
à M. Damilaville.
28 Mars 1763.
Mon cher frère, vraiment l’aventure de l’Académie est tout à fait singulière ! Mais comment se peut-il faire qu’il n’y ait eu que quatre boules noires (1) ? Il faut que mes confrères soient de bien bonnes gens.
Mademoiselle Clairon ne vient plus à Ferney ; mais si mon frère y vient, je ne regretterai personne ; car la philosophie et l’amitié me sont bien plus précieuses que des tragédies. J’ai mandé à mon frère et à l’ange d’Argental que la tragédie d’Olympie, que j’avais donnée à Manheim, était imprimée je ne sais où, et que j’avais été obligé d’en envoyer une copie plus correcte. Mon ange d’Argental veut la faire jouer après Pâques ; il est bien le maître. Il légitimera ce bâtard comme il lui plaira ; mais si on joue la pièce, je crois qu’il serait bon d’en empêcher le débit à Paris, avant qu’elle eût été sifflée ou supportée.
Je prie mon frère d’en conférer avec mon ange.
Le livre sur la tolérance, dont il a paru quelques exemplaires en Suisse et à Genève, est intitulé les Lettres toulousaines. Ce livre est d’un bon parpaillot, nommé Decourt (2), fils d’un prédicant. Il y a des anecdotes assez curieuses ; mais nous avons craint que ce livre ne fît un peu de tort à la cause des Calas, et l’auteur le supprime de bonne grâce, jusqu’à ce que le parlement toulousain ait envoyé ses procédures et ses motifs.
Quant au Traité véritable de la Tolérance, ce sera un secret entre les adeptes. Il y a des viandes que l’estomac du peuple ne peut pas digérer, et qu’il ne faut servir qu’aux honnêtes gens : c’est une bonne méthode dont tous nos frères devraient user.
Je n’ai point encore vu la lettre de Jean-Jacques à Christophe ; j’ai grand’peur qu’elle ne fasse du mal à la philosophie.
Est-il vrai qu’on a envoyé à M. le marquis de Pompignan la Relation de son voyage à Fontainebleau (3), et qu’il est résolu d’aller faire rire en personne tout Versailles ? Faites-lui, je vous prie, mes baisemains.
J’embrasse mes frères.
1 – A l’élection de l’abbé de Radonvilliers. (G.A.)
2 – Ou plutôt Court. (G.A.)
3 – Voyez aux FACÉTIES. (G.A.)
à Madame Belot.
28 Mars 1763.
Votre drôle de lettre, madame, m’a fait un plaisir que je ne peux vous exprimer. Vous ne pouvez pas dire que vous n’avez pas de quoi faire chanter un aveugle ; car je chante vos louanges, et je chante encore celles du roi, qui a récompensé votre mérite. Il me reste environ un œil, qui lira avec grand plaisir l’Histoire des Tudors, quoiqu’il soit en assez mauvais état. Je vous admire de vous appliquer à des ouvrages si solides et si utiles avec un esprit fait pour la gaieté.
Madame Dupuits, ci-devant mademoiselle Corneille, prétend qu’elle vous a vue, et que vous êtes fort belle ; il est étonnant qu’avec cela vous fassiez des livres, et de bons livres. Il faut qu’il n’y ait pas un moment de perdu dans votre vie ; mais il n’appartient pas à un vieil aveugle de vous dire des galanteries. Je me borne à vous féliciter de faire de si bonnes choses et d’être couchée sur l’état des pensions, ce qui est une des meilleures manières de se coucher. Tous les saints dont vous me parlez sont les miens, et je les invoquerais tous pour obtenir une petite part dans votre bienveillance. Je supplie madame la veuve B. d’agréer la reconnaissance du laboureur V.
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Aux Délices, 30 Mars 1763.
J’ai envoyé votre lettre à M. le duc de Villars, à l’instant que je l’ai reçue. Je n’ai pu, monseigneur le duc, la porter moi-même, attendu que les vents et les neiges me poursuivent jusque dans le printemps ; c’est un petit inconvénient attaché à la beauté de notre paysage, bordé par quarante lieues de glace. On dit que c’est ce qui me rend quinze-vingts, et que j’aurai des yeux avec les beaux jours ; j’en doute beaucoup, car lorsqu’on est dans la soixante-dixième année, rien ne revient. Je ne parle pas pour les maréchaux de France qui auront leur septante ans comme nous autres chétifs ; nos seigneurs les maréchaux sont d’une meilleure pâte ; et je suis sûr que quand vous serez leur doyen, comme vous l’êtes de l’Académie, vous serez le plus joyeux de la bande. Notre confrère M. de Pompignan n’est pas si gai, quoiqu’il fasse rire tout le monde. Je ne crois pas que son Sermon soit parvenu jusqu’à vous ; c’est son panégyrique qu’il a fait prononcer dans l’église de son village de Pompignan, et dont il est l’auteur ; il l’a fait imprimer à Paris, et vous croyez bien qu’il a été affublé de plus de brocards que n’en a jamais essuyé feu M. Chiant-pot-la-perruque.
Un M. de Radonvilliers, ci-devant jésuite, est votre autre frère académicien. Il était, comme vous savez, fort recommandé par la cour, et en conséquence il a obtenu six boules noires. Nos pauvres gens de lettres, tout effrayés, craignant d’être perdus à la cour, ont fouillé vite dans leurs poches, et ont montré, par les boules noires qui leur restaient, qu’ils en avaient donné de blanches ; de façon qu’il a été bien avéré que c’étaient MM. de la cour eux-mêmes qui avaient fait ce petit présent à M. de Radonvilliers. Cela fait voir qu’il y a des malins partout.
Pour M. le duc de Villars, votre confrère en pairie, en Académie, et en gouvernement de province, il est engraissé et embelli depuis environ trois semaines ; ses créanciers ont appris avec une joie incroyable la mort de madame la maréchale sa mère ; mais, pour moi, j’en ai été très affligé. Je crois qu’il restera encore quelque temps à Genève ; ce n’est pas qu’il y soit amoureux ; mais Tronchin, qui est malade, et qui ne sort pas de son lit, lui promet de le guérir radicalement.
Ah ! monseigneur, je n’ai point du tout l’esprit plaisant, et je ne sais plus que faire de ma fiancée. Vous devriez bien, quand vous serez de loisir, faire des mémoires de votre vie ; ils seraient écrits du style de ceux de M. le comte de Grammont, et ils contiendraient des choses plus intéressantes, plus nobles, et plus gaies. Est-ce que vous ne serez jamais assez sage pour passer trois à quatre mois à Richelieu ? Vous repasseriez tout ce que vous avez fait dans votre illustre et singulière vie, et personne ne peindrait mieux que vous les ridicules de votre siècle. Vraiment notre victoire des Calas est bien plus grande qu’on ne vous l’a dit : non seulement on a ordonné l’apport des pièces, mais on a demandé au parlement compte de ses motifs.
Cette demande est déjà une espèce de réprimande : quand on est content de la conduite des gens, on n’exige point qu’ils disent leurs raisons. Aussi M. Gilbert (1), grand parlementaire, n’était point de cet avis.
Le quinze-vingt V. se met à vos pieds.
1 – Gilbert de Voisins, fils de l’avocat-général de ce nom. (G.A.)