CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 11

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à M. Thiroux de Crosne.

 

Aux Délices, mars 1763.

 

 

          Monsieur, vous vous êtes couvert de gloire, et vous avez donné de vous la plus haute idée par la manière dont vous avez parlé dans ce nombreux conseil, dont vous avez enlevé les suffrages. Permettez-moi de vous en faire mon compliment, ainsi que mes remerciements. Si vous faites ce petit voyage que vous avez projeté dans nos cantons moitié catholiques, moitié hérétiques, vous verrez tous les cœurs voler au-devant de vous, et je vous assure que votre  arrivée sera un triomphe. Je ne serai pas, monsieur, le moins empressé à vous rendre mes hommages. Les philosophes doivent vous chérir, et les intolérants mêmes doivent vous estimer. Je vous respecte, et je prends la liberté de vous aimer. Je vous souhaite, pour le bien des hommes, que votre réputation vous mène incessamment aux grandes places que vous méritez. En faisant des vœux pour vous, j’en fais pour ma patrie, que j’aimerais davantage si elle avait plus de citoyens tels que vous.

 

          Je n’ose me flatter du bonheur de vous voir, mais je le désire avec une passion égale au respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à M. Elie de Beaumont.

 

Aux Délices, 14 Mars 1763 (1).

 

 

          Je n’ai été que votre Jean-Baptiste, monsieur, et vous êtes le sauveur des Calas. Dès que je vis votre mémoire signé de quinze avocats, je crus l’affaire sûre. Le jour de ce fameux conseil d’Etat fut un beau jour pour les âmes sensibles. Vous ne sauriez croire combien on vous donne de bénédictions chez nos huguenots. Il me semble que le reste de ce procès ne consistera qu’en formalités. La falsification des pièces n’est point à craindre parce qu’elles sont signées de Pierre Calas, qui ira à Paris quand il le faudra, et qui reconnaîtrait bien vite la fraude.

 

          Ma joie s’unit à la vôtre et en redouble ; mais je ne puis rien ajouter à l’estime respectueuse avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

Le 15 Mars 1763.

 

 

          Mon cher frère, il y a donc de la justice sur la terre ; il y a donc de l’humanité. Les hommes ne sont donc pas tous de méchants coquins, comme on le dit.

 

          Il me semble que le jour du conseil d’Etat est un grand jour pour la philosophie. C’est le jour de votre triomphe, mon cher frère ; vous avez bien aidé à la victoire ; vous avez servi les Calas mieux que personne.

 

          Tout le monde dit que M. de Crosne a rapporté l’affaire avec une éloquence digne de l’auguste assemblée devant laquelle il parlait. Il est devenu célèbre tout d’un coup. C’est un jeune homme d’un rare mérite, et qui est un peu de nos adeptes, avec la prudence convenable : le temps n’est pas encore venu de s’expliquer tout haut. Je parie que le marquis Simon Le Franc est fâché de ce succès, et que son frère a dit la messe pour obtenir de Dieu que la requête fût rejetée.

 

          Je reçois la jolie préface imprimée à Genève aux dépens des chirurgiens-dentistes (1) ; je crois que vous recevrez bientôt la Relation d’un Voyage, imprimée à Paris aux dépens de Simon Le Franc.

 

          J’embrasse plus que jamais mon cher frère. Ecr. L’inf…

 

          On dit que mademoiselle Clairon viendra bientôt voir le sauveur Tronchin à Genève ; nous la prierons de jouer sur notre petit théâtre quand elle se portera bien. Ce sera une de nos singularités d’avoir eu Clairon et Lekain dans notre bassin des Alpes. Pour les comédiens de Paris, je leur conseille de mettre sur leur porte : Maison à louer.

 

 

1 – Voyez, aux FACÉTIES, la Lettre de M. de l’Ecluse. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Mademoiselle Clairon.

 

Aux Délices, 15 Mats 1763.

 

 

          M. Tronchin, mademoiselle, m’a dit que votre état demande les plus grands ménagements et l’attention la plus scrupuleuse, et que vous risquez beaucoup si vous voyagez dans le temps de vos accès.

 

          Vous avez demandé qu’on vous louât un appartement à Genève, dans le voisinage de M. Tronchin ; non seulement il n’y en a point, mais s’il y en avait, il serait d’une cherté excessive. Il y a même une famille considérable de Genève qui, ne pouvant trouver à se loger cette année, est obligée d’aller habiter un petit château que je possède à une lieue de la ville. Genève d’ailleurs n’est pas un séjour qui vous convienne, et on n’y honorerait pas vos talents comme à Paris.

 

          Nous sommes actuellement, madame Denis et moi, aux Délices. C’est une maison de campagne assez agréable ; mais les appartements que nous pouvons donner sont bien mal disposés. Vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux : ce sont plutôt des chambres que des appartements. Madame Denis est malade, je le suis aussi ; M. Tronchin viendra dans notre hôpital pour nous trois. Nous irons passer la belle saison dans le petit château de Ferney, où vous serez beaucoup plus commodément logée. Ferney est à deux lieues de Genève ; on rendra compte tous les jours de votre état à M. Tronchin, qui veillera sur votre santé.

 

          Voilà, mademoiselle, ce que je vous propose : l’état de madame Denis et le mien nous condamnent à un régime et à une retraite convenables à votre situation présente. Cependant, si vous voulez apporter un habit de fête pour le temps de votre convalescence, nous mettrons aussi les nôtres pour la célébrer. Il est juste que la descendante de Corneille voie la personne du monde qui fait le plus d’honneur à son grand-père, et que j’aie la consolation, dans ma vieillesse, de me trouver entre vous et elle.

 

          J’ai l’honneur d’être, mademoiselle, avec tous les sentiments qui vous sont dus, etc.

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Aux Délices, 15 Mars 1763.

 

 

          Le parlement de Toulouse ayant condamné, sur des indices, Jean Calas, négociant de Toulouse, protestant, à être rompu vif et à expirer sur la roue, convaincu d’avoir étranglé son fils aîné en haine de la religion catholique ; la veuve Calas et ses deux filles étant venues se jeter aux pieds du roi, un conseil extraordinaire s’est tenu le lundi 7 Mars 1763, composé de tous les ministres d’Etat, de tous les conseillers d’Etat, et de tous les maîtres des requêtes. Ce conseil, en admettant la requête en cassation, a ordonné d’une voix unanime que le parlement de Toulouse enverrait incessamment les procédures et les motifs de son arrêt.

 

          J’envoie ces nouvelles à M. B. ; il me semble qu’on devrait les insérer dans la Gazette (1). Ma fluxion sur les yeux, qui continue toujours, et qui me menace de la perte de la vue, m’empêche d’avoir l’honneur de lui écrire. Je présente mille sincères respects à tous nos amis.

 

 

1 – Gazette de Berne. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de La Motte-Gefrard.

 

Mars 1763.

 

 

          Je suis très fâché, monsieur, que vous soyez compris dans la réforme ; mais consolez-vous : La France a la guerre tous les sept ans, et, pour peu que la bonne volonté vous dure, vous exercerez le grand art de faire tuer du monde méthodiquement. Je me croirais très heureux, très honoré, et je me donnerais les airs d’un homme considérable, si je pouvais recevoir quelques-uns de vos ordres, et être à portée de faire parvenir à M. le duc de Choiseul la commission que vous me donneriez. Vous savez ce que c’est que les faibles bontés d’un ministre pour un pauvre reclus de mon espèce. Il souffre quelquefois que je lui écrive, et c’est très rarement. Je suis confondu, comme de raison, dans la foule de ceux dont il se souvient. Je ne dois pas, en vérité, prétendre davantage ; mais s’il se présentait quelque occasion où je pusse, sans faire l’insolent, être votre commissionnaire, je ne manquerais pas de vous obéir. Je recevrai avec reconnaissance le manuscrit du bacha de Bonneval (1), que vous voulez bien m’offrir, et j’en ferai l’usage que vous ordonnerez. Je vous avoue que je serais curieux de savoir les motifs de sa conversion à la foi musulmane. Apparemment qu’un brave guerrier comme lui a été plus touché des conquêtes de Mahomet que de l’humilité de Jésus-Christ. Il y a je ne sais quoi dans ce Mahomet qui impose. Les religions sont comme les jeux du trictrac et des échecs : elles nous viennent de l’Asie. Il faut que ce soit un pays bien supérieur au nôtre, car nous n’avons jamais inventé que des pompons et des falbalas ; tout nous vient d’ailleurs, jusqu’à l’inoculation.

 

          Je n’ai pas l’honneur de vous répondre de ma main, parce que je deviens aveugle comme le vieux Tobie.

 

          J’ai l’honneur d’être avec les sentiments les plus respectueux et les plus vrais, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – On en trouve un morceau dans les Mémoires de Wagnière sur Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 21 Mars 1763.

 

 

          Mes anges croient recevoir un gros paquet de vers, mais ce n’est que de la prose. Cette prose vaut mieux que des vers ; c’est un projet d’éducation que M. de La Chalotais doit présenter au parlement de Bretagne, et sur lequel il m’a fait l’honneur de me consulter. Si mes anges veulent le parcourir, je crois qu’ils en seront contents. Je vous supplie de vouloir bien le lui renvoyer contre-signé, soit duc de Praslin, soit Courteilles.

 

          Si le procureur-général de Toulouse avait fait de tels ouvrages, au lieu de poursuivre la mort de Jean Calas, je le bénirais au lieu de le maudire.

 

          Je ne sais point encore quel parti prendra mademoiselle Clairon. Je lui ai offert un logement chez moi, car assurément elle n’en trouverait pas à Genève, et cette ville à consistoire n’est pas trop faite pour une comédienne. M. Tronchin prétend que le voyage peut lui être funeste dans l’état où elle est. Il assure de plus qu’elle ne peut jouer d’une année entière sans être en danger de mort. La comédie va être abandonnée ; la nôtre l’est aussi. Madame Denis est toujours malade, et je suis plus misérable que jamais. Ma consolation est la journée du 7 mars, ce conseil d’Etat de cent personnes, ce qui ne s’était jamais vu, cet arrêt qui est déjà la justification des Calas, cette joie du public, et de cri unanime contre le capitoul David. Tous ces David me déplaisent, à commencer par le roi David, et à finir par David le libraire (1).

 

          Mes anges ont-ils trouvé quelque gros marguillier de Saint-Eustache qui ait déterré l’extrait baptistaire d’un Corneille, fils d’un Pierre Corneille, gentilhomme ordinaire du roi, et d’une Le Cochois ? Il ne m’est point venu de nouveaux Corneille ; mais s’il m’en venait, ils ne m’ennuieraient pas plus que la Sophonisbe du grand Pierre, que je fais actuellement imprimer. Je ne sais si je vivrai assez longtemps pour finir cet ouvrage. Je presse Cramer tant que je peux, car j’aime à corriger des épreuves, et je crains les œuvres posthumes.

 

          Je présente mes tendres respects à mes anges, et je leur demande pardon du gros paquet.

 

 

1 – Les ayant-droit de celui-ci s’opposaient à l’annonce du Théâtre de Corneille, commenté par Voltaire, en s’autorisant d’un privilège. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Chalotais.

 

Aux Délices, 21 Mars 1763.

 

 

          J’ai l’honneur, monsieur, de vous renvoyer par M. d’Argental le manuscrit que vous avez bien voulu me confier, et je vous assure que c’est avec bien de la peine que je m’en dessaisis. Il le fera contre-signer par M. le duc de Praslin, ou par quatre autre contre-seigneur.

 

          Ne doutez pas que cet ouvrage ne soit imprimé dans plus d’une ville, dès qu’il l’aura été à Rennes. Il sera bien plus aisé de le contrefaire que de l’imiter. Vous me ferez une très grande grâce, monsieur, de daigner me faire parvenir le mémoire sur l’origine du parlement. Si le paquet est gros, je vous prierai de l’adresser pour moi à M. Damilaville, premier commis du vingtième, quai Saint-Bernard, à Paris. Si le volume n’est pas considérable, comme je le crains, ayez la bonté de me l’envoyer en droiture.

 

          J’ai peur de n’avoir pas des notions assez justes de cette origine ; car, à commencer par l’origine du monde, je n’en vois aucun bien claire. Elles ressemblent assez aux généalogies des grandes maisons, qui commencent toutes par des fables. Quoique le nouveau tableau des sottises du genre humain soit déjà achevé d’imprimer sous le titre d’Essai sur l’Histoire générale, je n’en profiterai pas moins des lumières que vous aurez la bonté de me communiquer. Tout se rajuste au moyen de quelques cartons.

 

          Vraiment, monsieur, le Jugement de la Raison est un joli sujet ; mais les Appels à la Raison sont déjà oubliés ; et les plaisanteries ne sont bonnes que quand elles sont servies toutes chaudes. D’ailleurs il me paraît bien difficile que la raison prononce sur les enfants de Loyola, sans dire son avis sur ceux de cet extravagant François d’Assise, et de cet énergumène de Dominique, et de cet insolent Norbert, et de tous ces instituteurs de milice papale, toujours à charge aux citoyens, et toujours dangereuse pour les gouvernements.

 

          Je me chargerai bien pourtant, et très volontiers, d’être le greffier de la raison dans un tribunal dont vous êtes le premier président ; mais je suis depuis longtemps occupé d’une affaire qui n’est ni moins raisonnable ni moins pressante ; c’est malheureusement contre le parlement de Toulouse. La destinée a voulu qu’on me vînt chercher dans les antres des Alpes pour secourir une famille infortunée, sacrifiée au fanatisme le plus absurde, et dont le père a été condamné à la roue sur les indices les plus trompeurs. Vous aurez sans doute entendu parler de cette aventure : elle intéresse toute l’Europe ; car c’est le zèle de la religion qui a produit ce désastre. Il me paraît que, grâce à vous, monsieur, on est plus raisonnable dans l’Armorique que dans la Septimanie. Les têtes bretonnes tiennent de Locke et de Newton, et les têtes toulousaines tiennent un peu de Dominique et de Torquemada.

 

          Je vous avoue que j’ai eu une grande satisfaction quand j’ai su que tout le conseil, au nombre de cent juges, avait condamné, d’une voix unanime, le zèle avec lequel huit catholiques toulousains ont condamné à la roue un père de famille, parce qu’il était huguenot ; car voilà à quoi se réduit tout le procès.

 

          J’ai lu les deux tomes de votre Société d’Agriculture, et j’en ai profité. J’ai fait semer du fromental ; j’ai défriché ; j’ai fait une terre de sept à huit mille livres de rente d’une terre qui n’en valait pas trois mille. Cette occupation de la vieillesse vaut mieux que de faire des Agésilas et des Suréna. Cependant j’en fais encore pour mon malheur, mais je n’en ferai pas longtemps : vox quoque Mœrim deficit ; ce qui ne me deficit point, c’est l’estime très respectueuse et le sincère attachement avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

 

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