CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 10

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à M. Colini.

 

Aux Délices, 7 Mars 1763.

 

 

          Mon cher historien palatin, mon cher éditeur, envoyez-moi, je vous prie, sur-le-champ, par les voitures publiques, trois douzaines d’Olympie (1) en feuilles ; je vous serai obligé. Je ne peux écrire une longue lettre, attendu que mes yeux me refusent le service.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Imprimée à Manheim. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. P. Rousseau.

 

A Ferney, 7 Mars 1763.

 

 

          Je n’ai jamais conçu, monsieur, comment vous vous étiez fait esclave, pouvant être libre. Votre Journal (1) avait une grande réputation ; vous y auriez travaillé dans le château de Ferney beaucoup plus facilement qu’ailleurs, étant à un pas d’une ville de commerce, et pouvant établir toutes vos correspondances sans demander permission à personne. Malheureusement j’ai prêté cette habitation pour une année. Je ne vous conseille pas d’aigrir M. le duc de Bouillon ; si je peux vous servir auprès de lui, dites-moi précisément ce que vous lui demandez ; prescrivez-moi aussi ce que je dois écrire à M. l’abbé Coyer ; vous serez servi sur-le-champ. Vous me mandâtes, il y a quelque temps, que je vous avais écrit à Bouillon ; cela m’étonna beaucoup. Il faut que ce soit quelqu’un qui ait pris mon nom, car il me semble qu’il y a plus de quatre mois que je ne vous ai adressé de lettre dans ce pays-là. Je suis malade, je perds la vue ; mais je ne perdrai jamais ni l’envie de vous servir, ni l’estime véritable avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Le Journal encyclopédique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à la duchesse de Saxe-Gotha.

 

Aux Délices, près Genève, 7 Mars 1763 (1).

 

 

          Madame, je suis bientôt près de quitter ce monde dont vous faites l’ornement. Je ne m’intéresse guère à lui qu’en cas qu’il y ait encore quelques âmes comme la vôtre. Le roi de Prusse y joue un grand rôle, et je crois que votre altesse sérénissime n’a pas été fâchée qu’il ait résisté à la maison qui vous a fait perdre votre Electorat (2). Il a acquis une gloire immortelle. Je connais une nation qui ne pourra pas dire autant d’elle ; mais on dit, que nous avons à Paris un opéra-comique, qui est fort bon, et cela suffit. Si nous n’avons pas vaincu tous nos ennemis, nous avons du moins chassé les jésuites ; c’est un assez beau commencement de raison ; nous finirons peut-être par nous en tenir à Jésus-Christ ; mais je serai mort avant que ce bienheureux jour arrive.

 

          Les Calas, dont votre altesse sérénissime a vu les mémoires, obtiennent enfin justice ; et le conseil du Roi ordonne qu’on revoie leur procès. C’est une chose très rare en France que des particuliers puissent parvenir à faire casser l’arrêt d’un parlement, et il est presque incroyable qu’une famille de protestants, sans crédit, sans argent, dont le père a été roué à un bout du royaume, ait pu parvenir à obtenir justice. Nous sommes obligés de faire une collecte en faveur de ces infortunés : les frais de justice sont immenses. Si votre altesse sérénissime veut se mettre au rang des bienfaiteurs des Calas, elle sera au premier rang, et nous serons plus flattés du bienfait que de la somme, qui ne doit pas être considérable. J’apprends que pendant que tout le monde est en paix, votre maison est en guerre pour la principauté de Meiningen ; je me flatte que votre guerre ne sera pas longue, et que vous la finirez comme le roi de Prusse, en jouissant de tous vos droits. J’ai eu l’honneur de voir autrefois feu M. le prince de Meiningen ; je vous assure que sa cour n’était pas si brillante que celle de Gotha.

 

          Je ne sais point, madame, où demeure madame la comtesse de Bassevitz, qui vous est si attachée ; il faut absolument que je lui écrive, et je ne sais comment faire sans avoir recours à votre altesse sérénissime. Je la supplie de permettre que je prenne la liberté de mettre la lettre dans ce paquet. On nous a fait espérer, madame, que nous aurions après la paix messieurs les princes, vos enfants, dans notre voisinage ; j’aurai du moins la consolation de faire ma cour à la mère dans la personne de ses enfants.

 

          Je me mets aux pieds de toute votre auguste famille, et je suis avec le plus profond respect, madame, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La Saxe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 9 Mars 1763.

 

 

          Assurément vous êtes bien anges, et je suis bien payé pour le croire et pour le dire. Vous me traitez précisément comme Gabriel (1) traita Tobie. Vous m’enseignez un remède pour mes yeux ; mais ce n’est pas du fiel de brochet. Je vous remercie bien tendrement, mes chers anges.

 

          Je vois qu’il faut abandonner le tripot pour longtemps. Vous n’ignorez pas sans doute que mademoiselle Clairon est dans le cas de l’hémorrhoïsse, et que le sauveur Tronchin lui a mandé qu’il ne pouvait la guérir, si elle ne venait toucher le bas de sa robe. Il la déclare morte, si elle joue la comédie. Je me bornerai donc à commenter Corneille et à admirer Racine.

 

          Mais admirez dans quel embarras me jette Pierre Corneille. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir fait Pertharite, Théodore, Agésilas, Attila, Suréna, Pulchérie, Othon, Bérénice, il faut encore qu’un arrière-petit-fils de tous ces gens-là vienne du pays de la mère aux gaînes (2) me relancer aux Délices.

 

          C’est réellement l’arrière-petit-fils de Pierre. Il se nomme Claude-Etienne Corneille, fils de Pierre-Alexis Corneille, lequel Alexis était fils de Pierre Corneille, gentilhomme ordinaire du roi ; lequel Pierre était fils de Pierre, auteur de Cinna et de Pertharite.

 

          Claude-Etienne, dont il s’agit ici, est né avec soixante livres de rente malvenant. Il a été soldat, déserteur, manœuvre, et d’ailleurs fort honnête homme. En passant par Grenoble, il a représenté son nom et ses besoins à M. de M*** (3) que vous connaissez. Ce président, qui est le plus généreux de tous les hommes, ne lui a pas donné un sou, mais lui a conseillé de poursuivre son voyage à pied, et de venir chez moi, l’assurant que ce conseil valait beaucoup mieux que de l’argent, et que sa fortune était faite.

 

          Claude-Etienne lui a représenté qu’il n’avait que quatre livres dix sous pour venir de Grenoble aux Délices. Le président a fait son décompte, et lui a prouvé qu’en vivant sobrement, il en aurait encore de reste à son arrivée.

 

          Le pauvre diable enfin arrive mourant de faim, et ressemblant au Lazare ou à moi. Il entre dans la maison, et demande d’abord à boire et à manger, ce qu’on ne trouve point chez le président de M***. Quand il est un peu refait, il dit son nom et demande à embrasser sa cousine. Il montre les papiers qu’il a en poche ; ils sont en très bonne forme. Nous n’avons pas jugé à propos de le présenter à sa cousine ni à son cousin M. Dupuits, et je crois que nous nous en déferons avec quelque argent comptant. Il descend pourtant de Pierre Corneille en droite ligne, et mademoiselle Corneille, à la rigueur, n’est rien à Pierre Corneille. Nous aurions pu marier Marie à Claude-Etienne, sans être obligés de demander une dispense au pape.

 

          Mais comme M. Dupuits est en possession, et qu’il s’appelle Claude, l’autre Claude videra la maison. Voilà, je crois, ce que nous avons de meilleur à faire.

 

          On nous menace d’une douzaine d’autres petits Cornillons, cousins-germains de Pertharite, qui viendront l’un après l’autre demander la becquée. Mais Marie Corneille est comme Marie sœur de Marthe ; elle a pris la meilleure part.

 

          Le bon de l’histoire, c’est que c’est un nommé du Molard, pauvre diable de son métier, qui est le premier auteur de la fortune de Marie. Tout cela, combiné ensemble, me fait croire plus que jamais à la destinée.

 

          Heureusement le roi s’est moqué des beaux arrangements de M. Bertin ; il nous envoie de l’argent comptant, autre destinée encore très singulière.

 

          Celle de la veuve Calas ne l’est pas moins ; elle ne se doutait pas, il y a un an, que le conseil d’Etat s’assemblerait pour elle.

 

          Olympie a encore sa destinée ; elle sera jouée à Moscou avant de l’être à Paris. Une très mauvaise copie a été imprimée en Allemagne et j’ai été obligé d’en envoyer une moins mauvaise. La pièce me paraît singulière, et assez rondement écrite. Je la trouve admirable quand je lis Attila ; mais je la trouve détestable quand je lis les pièces de Racine, et je voudrais avoir brûlé tout ce que j’ai fait. Mes divins anges, il n’y a que Racine dans le monde : s’il me vient quelqu’un de sa famille, je vous promets de le bien traiter : mais pour Campistron, La Grande-Chancel, Crébillon, et moi, nous sommes des gens excessivement médiocres. Ce n’est pas qu’il n’y ait de très belles choses dans Corneille ; mais pour une pièce parfaite de lui, je n’en connais point. Mes chers anges, je baise le bout de vos ailes avec tendresse et respect.

 

 

1 – Ou plutôt Raphaël. (G.A.)

2 – De Moulins. (G.A.)

3 – Barral de Montferrat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Aux Délices, 11 Mars 1763.

 

 

          Pour peu que mes anges soient curieux, ils pourront se mettre au fait de mon aventure des trois brancards (1), car me voici avec trois Corneille. La véritable est madame Dupuits, les deux autres sont les descendants en ligne directe de Pierre, et sa sœur, dont on me menace, est la troisième ; mais Pierre est beaucoup plus embarrassant que les trois autres. Il n’y a pas, révérence parler, le sens commun dans ses dix dernières pièces ; et, à la réserve de la conférence de Sertorius et de Pompée, et de la moitié d’une scène d’Othon, qui ne sont, après tout, que de la politique très froide, tout le reste est fort au-dessous de Pardon et de Danchet.

 

          L’embarras du commentateur est plus grand chez moi que celui du père de famille. Madame Dupuits m’amuse par sa gaieté et par sa naïveté ; mais son oncle Pierre est bien loin de m’amuser. M. Dupuits et elles présentent leurs très humbles et très tendres reconnaissances à leurs anges ; il y a beau temps qu’ils ont écrit au père. J’ai vraiment grand soin que mes deux marmots remplissent leurs devoirs. Savez-vous bien que je les fais aller à la messe tout comme s’ils y croyaient ?

 

          Je ne sais si mes anges sont de la paroisse de Saint-Eustache ; je les crois de Saint-Roch (2), et cela est fort égal, car Roch n’a pas plus existé qu’Eustache ; mais je hais Eustache, où l’on ne voulut point enterrer Molière, qui valait mieux que lui. Mes anges connaîtront sans doute quelque marguillier d’honneur de ce Saint-Eustache, quelque honnête dame, amie du curé, et on obtiendra aisément de lui qu’il fasse examiner les registres de la paroisse. Voici un petit mémoire qui mettra au fait. N’avez-vous pas la plus grande envie du monde de savoir comment mon confrère Pierre, gentilhomme ordinaire de Louis XIV, et fils de Pierre mon maître, a eu un fils mort à l’hôpital ?

 

          J’en reviens toujours à la destinée. L’arrière-petit-fils de Pierre Corneille demande l’aumône ; Marie Corneille, qui est à peine sa parente, a fait fortune sans le savoir.

 

          Le  prince Ferdinand de Brunswick nous a battus pendant quatre ou cinq ans, et son frère (3), régent de Russie, est en prison depuis vingt-trois ans, dans une île de la mer Glaciale. L’empereur Ivan (4) est enfermé chez des moines, et la fille (5) de cette princesse de Zerbst, que vous avez vue à Paris gouverne gaiement deux mille lieues de pays. George III nous a pris le Canada, tandis que le prétendant (6) dit son chapelet  à Rome, et que son fils (7) s’enivre à Bouillon, et donne des coups de pied au cul à toutes les femmes qu’il rencontre. Ne voilà-t-il pas un monde bien arrangé !

 

          Vivez gaiement mes anges ; jouissez tranquillement de cette courte vie. Tout ce que j’ai vu et tout ce que j’ai fait n’a pas l’ombre du bon sens. Celui qui a pris le nom de Salomon pour dire que tout est vanité, et que tout va comme il peut, était un philosophe d’Alexandrie bien raisonnable. Il faut que l’Eglise ait eu le diable au corps pour attribuer cet ouvrage à Salomon, et pour le mettre dans le canon.

 

          Les hommes sont bien fous, mais les ecclésiastiques sont les premiers de la bande. Je n’ai fait qu’une chose de raisonnable dans ma vie, c’est de cultiver la terre. Celui qui défriche un champ rend plus de services au genre humain que tous les barbouilleurs de papier de l’Europe.

 

          Madame Denis est toujours bien malingre, et moi toujours un petit Homère, un petit La Motte (8), versifiant et n’y voyant goutte, me moquant de tout, et surtout de moi, vous aimant de tout mon cœur, et persistant pour vous dans mon culte de dulie, jusqu’à ce que je rende mon corps aux quatre éléments qui me l’ont donné.

 

 

1 – Voyez le Roman comique de Scarron, chap. III. (G.A.)

2 – D’Argental, demeurant rue de la Sourdière, était de la paroisse de Saint-Roch. (Beuchot.)

3 – Antoine Ulric, père d’Ivan. Il mourut en 1775. (G.A.)

4 – Assassiné en 1764. (G.A.)

5 – Catherine II. (G.A.)

6 – Le prétendant, ou le chevalier de Saint-George, mort en 1766. (G.A.)

7 – Charles-Edouard, mort en 1788. (G.A.)

8 – La Motte, dans sa vieillesse, était aveugle. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

11 Mars 1763.

 

 

          C’est donc lundi passé, 7 du mois, que tout le conseil d’Etat assemblé a écouté M.de Crosne. Je ne sais pas encore ce qui aura été résolu, mais j’ai encore assez bonne opinion des hommes pour croire que les premières têtes de l’Etat n’auront pas été de l’avis des huit juges de Toulouse. Ces huit indignes juges ont servi la philosophie plus qu’ils ne pensent. Dieu et les philosophes savent tirer le bien des plus grands maux.

 

          Que dites-vous de l’aventure de notre nouveau Corneille ? C’est un véritable coup de théâtre. Que dit frère Thieriot l’apathique ? vous réjouissez-vous à m’envoyer des Pompignades ? On rit beaucoup à Versailles de la conversation du roi avec le marquis Simon Le Franc. On en aurait ri sous Louis XI, comment voulez-vous qu’on ne se tienne pas les côtes sous Louis XV, le plus indulgent et le plus aimable des souverains ?

 

          J’embrasse tendrement mon frère et mes frères. Ecr. L’inf…

 

 

P.S. – Je vois par votre lettre qu’il faudra encore quelques cartons à l’Essai sur les mœurs ; rien n’est si difficile à dire aux hommes que la vérité.

 

 

 

 

 

 

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