CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 1

Photo de KHALAH

 

 

 

à M. Albergati Capacelli.

 

Ferney, 7 Janvier 1763 (1).

 

          Je voudrais sans doute, monsieur, voir un homme de votre mérite et quitter mes neiges pour les vôtres, ou bien avoir le bonheur de vous voir quitter les vôtres pour les miennes ; mais vous êtes attaché à la dotta e grassa Vologna, et moi, je ne peux, à l’âge de soixante et dix ans, passer le mont Cenis pendant l’hiver. Je suis dans mon lit depuis les premiers froids. Ma consolation est de lire notre cher Goldoni, et de m’amuser à des ouvrages qui ne valent pas les siens. Je suis obligé de dicter toujours ; je ne peux écrire. Voilà pourquoi j’ai tardé si longtemps à vous dire, monsieur, combien je suis sensible à vos offres obligeantes, et quel est mon regret de ne pouvoir les accepter.

 

          Je compte dans quelque temps vous faire un petit envoi : mais ce ne sera, je crois, que dans le mois de mars. J’ai été si malade, si faible, si paresseux, que je n’ai pu écrire depuis longtemps à M. Goldoni. D’ailleurs que lui mander du fond de ma retraite ? Il m’a écrit qu’il serait longtemps à Paris ; je ne doute pas que ses ouvrages ne lui fassent des admirateurs, et son caractère des amis. La paix, le concours des étrangers, le nombre de ceux qui seront touchés de son mérite lui pourront être utiles ; c’est ce que je souhaite passionnément.

 

          Pour vous, monsieur, je ne vous souhaite que la continuation de votre félicité ; vous avez tout le reste.

 

          On ne peut être plus pénétré que je le suis de tout ce que vous valez et de l’amitié dont vous m’honorez. Comptez, je vous en conjure, sur mon très tendre attachement pour le temps qui me reste à vivre.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

à M. de Cideville.

 

Au château de Ferney, par Genève, 9 Janvier 1763.

 

          Oui, mon cher contemporain, mon cher confrère en Apollon, je compte sur votre amitié ; elle vous fascine les yeux en ma faveur, et je lui en sais le meilleur gré du monde. Plus vos lettres sont aimables, plus nous devons nous plaindre de leur rareté, madame Denis et moi. Vous êtes, à Paris, à la source de tout, et nous ne sommes, dans les Alpes, qu’à la source des neiges.

 

 

 

          Vous me feriez grand plaisir de me mander si l’on a donné quelque pièce de Goldoni, et comment elle aura réussi. Je suis persuadé que l’évêque de Montrouge (1) fera un discours fort salé, et tout plein d’épigrammes, à l’Académie. Pour M. le duc de Saint-Aignan (2), je n’ai pas l’honneur de connaître son style.

 

          Vous voyez donc quelquefois frère Thieriot ? Il me paraît qu’il fait plus d’usage d’une table à manger que d’une table à écrire. S’il fait jamais un ouvrage, ce sera en faveur de la paresse. Pour moi, quand je n’écris point, ce n’est pas à la paresse qu’il faut s’en prendre, c’est aux fardeaux dont je suis surchargé. Nous avons bientôt sept volumes de Corneille imprimés, et il y en aura peut-être quatorze ; il faut, avec cela, achever l’édition d’une Histoire générale, continuée jusqu’à ce temps-ci ; il faut achever celle du Czar, mettre la dernière main à cette Olympie, répondre à cent lettres dont aucune ne vaut les vôtres ; en voilà bien assez pour un vieux malade.

 

          Vous m’aviez bien dit que la plupart de nos grands seigneurs ne donneraient que leur nom pour la souscription de Corneille. Les Anglais n’en ont pas usé ainsi, et vous saurez encore que ce sont les Anglais qui ont le plus puissamment secouru la veuve Calas. Le roi a rendu à cette infortunée ses deux filles, qu’on avait enfermées dans un couvent ; elles iront bientôt toutes trois montrer leur habit de deuil et leurs larmes à messieurs du conseil d’Etat, que M. de Beaumont a si bien prévenus en faveur de l’innocence. Je soupire après le jugement, comme si j’étais parent du mort.

 

          Je ne crois pas que je prenne fait et cause avec tant de chaleur que ce fou de Verberie (3), qu’on a pendu : on prétend que c’est un jésuite. Et que dites-vous, je vous prie, du fou à mortier, digne frère de d’Argens ? ne vaut-il pas mieux travailler pour l’Opéra-Comique, comme mon confrère l’abbé de Voisenon ?

 

          Mon cher ami, écrivez-moi tout ce que vous savez et tout ce que vous pensez. Vous nous direz que ce monde est fort ridicule ; mais un peu de détails, je vous prie, pour égayer nos neiges.

 

          Je vais vous dire une nouvelle, moi ; c’est que nous avons été sur le point de marier mademoiselle Corneille. Si vous avez quelque parent de Racine, envoyez-le-nous ; cela produira peut-être quelque bonne pièce de théâtre, dont on dit que vous avez grand besoin dans votre capitale.

 

          Adieu, mon cher ami ; je suis réduit à dicter, comme vous voyez ; car, quoique je sois aussi jeune que vous, je n’ai pas votre vigueur.

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – L’abbé de Voisenon, élu à l’Académie française. (G.A.)

2 – Qui devait répondre au récipiendaire. (G.A.)

3 – Ringuet ou Rinquet. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, la section Ire de l’article SUPPLICES. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Au château de Ferney, 9 Janvier 1763.

 

          Votre Dictionnaire (1) doit faire fortune, mon cher philosophe : il est neuf, il est utile, et il me paraît très bien fait. Je crois qu’il faudra dorénavant tout mettre en dictionnaires. La vie est trop courte pour lire de suite tant de gros livres. Malheur aux longues dissertations ! Un dictionnaire vous met sous la main, et dans le moment, la chose dont vous avez besoin. Ils sont utiles surtout aux personnes déjà instruites qui cherchent à se rappeler ce qu’elles ont su.

 

          Je vous suis infiniment obligé de votre très bon livre. Vous pouvez ajouter dans une seconde édition, à l’article FER, que tous ceux qui ont voulu entreprendre des fabriques de fer fondu avec M. de Réaumur se sont ruinés. Dès qu’il était instruit d’une découverte faite dans les pays étrangers, il l’inventait sur-le-champ. Il avait même inventé jusqu’à la porcelaine. Il faut avouer d’ailleurs que c’était un fort bon observateur.

 

          Vous êtes bien bon de dire que vous ajoutez peu de foi à la baguette divinatoire. Est-ce qu’il y aurait des gens qui y crussent, à Berne ? Pour moi, j’ai beaucoup de foi à toutes vos observations ; j’y ajoute l’espérance de vous revoir quelque jour, et la charité, c’est-à-dire l’amitié qui unit les philosophes : voilà mes trois vertus théologales.

 

          Ne m’oubliez pas, je vous en prie, auprès de M. et de madame de Freudenreich.

 

Votre très attaché et très fidèle serviteur.

 

 

1 – Dictionnaire universel des fossiles propres et des fossiles accidentels. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

10 Janvier 1763.

 

          Mes divins anges, si les mariages sont écrits dans le ciel, celui de M. de Cormont et de notre marmotte a été rayé. Encore une fois, comment pouvions-nous ne pas croire que vous vous intéresseriez vivement à ce mariage ? Le futur était venu avec une copie d’une de mes lettres ; il s’était annoncé de votre part ; il se disait sûr du consentement de ses parents ; il avait débuté par demander si la souscription du Corneille n’allait pas déjà à quarante mille livres ; et la première confidence qu’il fit était que son dessein était de voyager en Italie avec cet argent. Il nous avoua qu’il avait cru que mademoiselle Corneille était élevée dans notre maison comme une personne qu’on a prise par charité. Il lui parla comme Arnolphe (1), à cela près qu’Arnolphe aimait, et que le futur n’aimait point. Il fut un peu surpris de voir que mademoiselle Corneille était élevée, et mise, et considérée chez nous, comme le serait une fille de la première distinction qu’on nous aurait confiée. Nous rectifiâmes, madame Denis et moi, les idées de notre homme. Cependant l’affaire s’ébruitait, comme je vous l’ai mandé ; il fallait prendre un parti. M. de Cormont nous apprit lui-même que ses parents n’étaient ni si vieux, ni si riches qu’on nous l’avait dit ; mais il attendait toujours le consentement. M. Micault nous assurait qu’il était honnête homme, quoique un peu dur, entier, et bizarre. Il devait avoir un jour cinq mille livres de rente ; mais en attendant, il n’avait rien du tout. Dans cette perplexité, et surtout dans l’idée que vous vouliez bien vous intéresser à sa personne, nous crûmes ne pouvoir mieux faire que de tâcher de lui procurer par votre protection la place que vous savez (2). Cet emploi était précisément à notre porte ; les terres de son père sont assez voisines des nôtres ; rien ne nous paraissait plus convenable pour notre situation. Nous savions que cette place dépend absolument de votre ami (3), qu’on la donne à qui l’on veut, que ce n’est point d’ordinaire une récompense de secrétaire d’ambassade, puisque ni le présent titulaire (qu’on aurait pu placer ailleurs), ni Champot son prédécesseur, ni Closure, ni aucun de ceux qui ont eu cet emploi, n’ont été secrétaires d’ambassade. Nous vous représentons tout cela, non pas pour désapprouver les arrangements que M. le duc de Praslin a pris, et que nous trouvons très justes, mais seulement pour justifier notre démarche auprès de vous ; démarche qui n’a été fondée que sur la persuasion où nous devions être, par les discours du prétendu, et par la copie de mes lettres dont il était armé, que vous souhaitiez ce mariage. La seule manière d’y parvenir était d’obtenir la place que nous demandions ; car le père ne voulant absolument rien donner, le fils n’ayant que des dettes, et n’ayant précisément pas de quoi vivre à la réforme de sa compagnie, quel autre moyen pouvions-nous imaginer ? Nous n’avons pas laissé d’avoir quelque peine à faire partir ce jeune homme, qui, sans avoir le moindre goût pour mademoiselle Corneille, voulait absolument rester chez nous, uniquement pour avoir un asile. Toute cette aventure a été assez triste. Il est vraisemblable que M. de Cormont a toujours caché à M. de Valbelle et à mademoiselle Clairon l’état de ses affaires ; sans quoi nous serions en droit de penser que ni l’un ni l’autre n’ont eu pour nous beaucoup d’égards. Nous serions d’autant plus autorisés dans nos soupçons, que mademoiselle Clairon ayant dit qu’elle allait marier mademoiselle Corneille, Lekain nous écrivit qu’elle épouserait un comédien, et nous en félicitait. J’estime les comédiens quand ils sont bons, et je veux qu’ils ne soient ni infâmes dans ce monde, ni damnés dans l’autre ; mais l’idée de donner la cousine de M. de La Tour-du-Pin à un comédien est un peu révoltante, et cela paraissait tout simple à Lekain. En voilà beaucoup, mes anges, sur cette triste aventure : nous nous en sommes tirés très honorablement ; et la conduite de mademoiselle Corneille n’a donné aucune prise à la malignité des Génevois ni des Français qui sont à Genève ; car il y a des malins partout.

 

          Mais est-il vrai que le fou de Verberie qu’on a pendu était un jésuite ? Aurez-vous la bonté de me faire lire le discours du fou au mortier ? M. de La Salle, ce M. de La Salle, conseiller de Toulouse, qui était si persuadé de l’innocence des Calas, et qui les a fait rouer en se récusant est-il à Paris ? est-il venu chez vous ?

 

          Le beau Cramer, qui sait par ouï-dire qu’il imprime le Corneille, est-il venu s’entretenir avec vous des intérêts des princes ? savez-vous à présent à quoi vous en tenir sur les souscriptions ? savez-vous que ni madame de Pompadour, ni prince, ni seigneur, n’ont donné un écu ? n’êtes-vous pas fatigué de mes longues lettres ? ne pardonnez-vous pas à votre créature V ?

 

 

1 – L’Ecole des femmes, act.III, sc. II. (G.A.)

2 – La place de résident à Genève. (G.A.)

3 – Le comte de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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