ARTICLES DE JOURNAUX - Éléments de critique
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ARTICLES DE JOURNAUX.
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ÉLÉMENTS DE CRITIQUE,
par M. Home.
- 1762 -
Gazette littéraire, 4 Avril 1764.
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Je ne sais pas, messieurs, s’il vous est tombé entre les mains un ouvrage anglais, intitulé : Eléments de critique, publié l’année dernière en Angleterre par M. Henri Home, lord Kaims. Permettez-moi de vous soumettre quelques singularités curieuses sur cet ouvrage (1).
On ne peut avoir une plus profonde connaissance de la nature et des arts que ce philosophe, et il fait tous ses efforts pour que le monde soit aussi savant que lui. Il nous prouve d’abord que nous avons cinq sens, et que nous sentons moins l’impression douce faite sur nos yeux et sur nos oreilles par les couleurs et par les sons, que nous ne sentons un grand coup sur la jambe ou sur la tête (2).
Il nous instruit de la différence que tout homme éprouve entre une simple émotion et une passion de l’âme ; il nous apprend que les femmes passent quelquefois de la pitié à l’amour. Il pouvait citer l’exemple d’Angélique dans l’Arioste, si bien imité par Quinault :
La pitié pour Médor a trop su m’attendrir ;
Ma funeste langueur s’augmentait à mesure
Qu’il guérissait de sa blessure :
Et je suis en danger de n’en jamais guérir.
Mais tout Ecossais qu’est M. Home, il aime mieux citer une tragédie anglaise : c’est Othello, ce maure de Venise si fameux à Londres. Il fallait que la maîtresse d’Othello fût bien pitoyable pour devenir amoureuse d’un nègre qui parlait de cavernes, de déserts, de cannibales, d’anthropophages, et qui lui disait qu’il avait été sur le point de la noyer.
De là, passant à la mesure du temps et de l’espace, M. Home conclut mathématiquement que le temps est long pour une fille qu’on va marier, et court pour un homme qu’on va pendre ; puis il donne des définitions de la beauté et du sublime. Il connaît si bien la nature de l’un et de l’autre, qu’il réprouve totalement ces beaux vers d’Athalie (acte II, sc. VII) :
La douceur de sa voix, son enfant, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder… Je serais sensible à la pitié !
Il condamne ce monologue de Mithridate (acte IV, sc. V) :
Quoi ! des plus chères mains craignant les trahisons,
J’ai pris soin de m’armer contre tous les poisons ;
J’ai su, par une longue et pénible industrie,
Des plus mortels venins prévenir la furie :
Ah ! qu’il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
Et repoussant les traits d’un amour dangereux,
Ne pas laisser remplir d’ardeurs empoisonnées
Un cœur déjà glacé par le froid des années !
Il trouve que le monologue de don Diègue, dans le Cid (acte I) :
O râge ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! etc.,
est un morceau déplacé et hors d’œuvre, dans lequel don Diègue ne dit rien de ce qu’il doit dire.
Mais, en récompense, le critique nous avertit que les monologues de Shakespeare « sont les seuls modèles à suivre, et qu’il ne connaît rien de si parfait. » Il en donne un bel exemple, tiré de la tragédie d’Hamlet : en voici quelques traits, traduits à peu près vers pour vers, et très exactement (acte I, scène II) :
HAM.
Oh ! si ma chair trop ferme ici pouvait se fondre,
Se dégeler, couler, se résoudre en rosée !
Oh ! si l’Être éternel n’avait pas du canon
Contre le suicide : … ô ciel ! ô ciel ! ô ciel !
Que tout ce que je vois aujourd’hui dans le monde
Est triste, plat, pourri, sans nulle utilité !
Fi ! fi ! c’est un jardin plein de plantes sauvages !
Après un mois ma mère épouser mon propre oncle !
Mon père, un si bon roi !... L’autre, en comparaison,
N’était rien qu’un satyre, et mon père un soleil.
Mon père, il m’en souvient, aimait si fort ma mère,
Qu’il ne souffrait jamais qu’un vent sur son visage
Soufflât trop rudement. O terre : ô juste ciel !
Faut-il me souvenir qu’elle le caressait
Comme si l’appétit s’augmentait en mangeant !
Un mois ! fragilité ! ton nom propre est la femme,
Un mois, un petit mois : avant d’avoir usé
Les souliers qu’elle avait à son enterrement !
Quelques lecteurs seront surpris peut-être des jugements de M. Home, lord Kaims ; et quelques Français pourront dire que Gilles, dans une foire de province, s’exprimerait avec plus de décence et de noblesse que le prince Hamlet ; mais il faut considérer que cette pièce est écrite il y a deux cents ans ; que les Anglais n’ont rien de mieux ; que le temps a consacré cet ouvrage ; et qu’enfin il est bon d’avoir une preuve aussi publique du pouvoir de l’habitude et du respect pour l’antiquité.
Le fond du discours d’Hamlet est dans la nature ; cela suffit aux Anglais. Le style n’est pas celui de Sophocle et d’Euripide ; mais la décence, la noblesse, la justesse des idées, la beauté des vers, l’harmonie, sont peu de chose, et M. Home, qui est juge en Ecosse, peut dire que le fond l’emporte ici sur la forme.
C’est avec le même goût et la même justesse qu’il trouve ce vers de Racine ridiculement ampoulé :
Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
Ce sublime simple, qui exprime si bien le calme funeste par lequel la flotte des Grecs est arrêtée, ne plaît pas au critique ; un officier, dit-il, ne doit pas s’exprimer ainsi.
Il faut s’en tenir au beau naturel de Shakespeare.
On commence dans Hamlet par relever une sentinelle : le soldat Bernardo demande au soldat Francisco si tout a été tranquille. Je n’ai pas vu trotter une souris (acte I, sc. I), répond Francisco. Convenons qu’une tragédie ne peut commencer avec une simplicité plus noble et plus majestueuse. C’est Sophocle tout pur.
M. Home porte ainsi sur tous les arts des jugements qui pourraient nous paraître extraordinaires.
C’est un effet admirable des progrès de l’esprit humain, qu’aujourd’hui il nous vienne d’Ecosse des règles de goût dans tous les arts, depuis le poème épique jusqu’au jardinage. L’esprit humain s’étend tous les jours, et nous ne devons pas désespérer de recevoir bientôt des poétiques et des rhétoriques des îles Orcades. Il est vrai qu’on aimerait mieux encore voir de grands artistes dans ces pays-là que de grands raisonneurs sur les arts : on trouvera toujours plus d’écrivain en état de faire des éléments de critique, comme Milord Kaims, qu’une bonne histoire, comme ses compatriotes, M. Hume et M. Robertson.
Il est aisé de dire son avis sur le Tasse et l’Arioste, sur Michel-Ange et Raphaël ; il n’est pas si aisé de les imiter ; et il faut avouer qu’aujourd’hui nous avons plus besoin d’exemples que de préceptes, aussi bien en France qu’en Ecosse.
Au reste, si M. Home est si sévère envers tous nos meilleurs auteurs, et si indulgent envers Shakespeare, il faut avouer qu’il ne traite pas mieux Virgile et Horace.
S’il veut donner l’exemple de quelque balourdise, c’est dans Virgile qu’il va la chercher. Il se moque de la contradiction manifeste qu’il suppose dans ces vers du premier livre de l’Enéide :
. . . . . . . . . . . . Graviter commotus, et alto
Prospiciens summa placidum caput extulit unda.
Il croit que le placidum contredit le commotus ; il ne voit pas que placidum caput veut dire ce front qui apaise les tempêtes ; il ne voit pas qu’un maître irrité peut, en montrant un front serein, apaiser les querelles de ses esclaves.
Il trouve indécent qu’Horace, dans une épître familière à Mécène, dise :
Quid causæ est, merito quin illis Jupiter ambas
Iratus buccas inflet ?
Il oublie que cette expression inflare buccas, pour dire menacer, était tirée du grec, familière aux Romains, et du ton le plus convenable à la satire.
M. Home donne toujours son opinion pour une loi, et il étend son despotisme sur tous les objets. C’est un juge à qui toutes les causes ressortissent.
Ses arrêts sur l’architecture et sur les jardins ne nous permettent pas de douter qu’il ne soit de tous les magistrats d’Ecosse le mieux logé, et qu’il n’ait le plus beau parc. Il trouve les bosquets de Versailles ridicules ; mais s’il fait jamais un voyage en France, on lui fera les honneurs de Versailles ; on le promènera dans ses bosquets ; on fera jouer les eaux pour lui, et peut-être alors ne sera-t-il pas si dégoûté.
Après cela, s’il se moque de nos bosquets de Versailles, et des tragédies de Racine, nous le souffrirons volontiers : nous savons que chacun a son goût ; nous regardons tous les gens de lettres de l’Europe comme des convives qui mangent à la même table ; chacun a son plat, et nous ne prétendons dégoûter personne.
1 – Les éditeurs de Kehl, qui avaient fait entrer cet article dans le Dictionnaire philosophique, en avaient changé le début. (G.A.)
2 – Home, jurisconsulte et agronome, était encore un philosophe appartenant à l’école écossaise dont son ami Reid était le chef. (G.A.)