SATIRE - Sur la nouvelle Héloïse ou Aloïsia - Partie 4
Photo de KHALAH
LETTRES A M. DE VOLTAIRE.
SUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE, OU ALOÏSIA, DE
JEAN-JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENÈVE.
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QUATRIÈME LETTRE.
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Monsieur,
Je frémis pour notre ami Jean-Jacques, je tremble pour ses jours. Il est vrai que le clergé, la noblesse, le parlement, et les dames mêmes, n’ont fait que rire de ses injures et de ses systèmes : heureusement même pour lui, l’ennui que causent ses six volumes est si prodigieux que bien des gens, qui auraient remarqué ses petites témérités, ont mieux aimé laisser là le livre que de rechercher l’auteur. Mais hier il arriva du scandale.
Jean-Jacques, passant dans la rue près de l’Opéra, fut arrêté par cinq ou six virtuoses de l’orchestre, qui le traitèrent un peu rudement ; il se sauva dans une maison dont la porte était ouverte, et grimpa à un de ces cinquièmes étages, où il dit qu’on apprend mieux qu’ailleurs à connaître les mœurs de la ville. Les violons montèrent après lui ; Jean-Jacques se réfugia dans une chambre assez dérangée, où il trouva une dame penchée négligemment sur un canapé un peu déchiré.
C’était précisément la même dame chez laquelle il s’était consolé des tourments de l’absence, et de chez qui il avait rapporté en Suisse les principes secrets de ce qu’il appelle la petite vérole. La dame éperdue se jeta entre lui et les assaillants. Eh ! mon Dieu, leur dit-elle, messieurs, pourquoi battez-vous ce magnifique seigneur, qui soupe chez moi quelquefois avec des officiers étrangers ?
‒ Ah ! coquin, dit le premier violon, nous t’apprendrons si l’ennuyeux et lamentable chant français ressemble aux cris de la colique, comme tu l’écris. ‒ Viens çà, viens çà, dit l’autre ; celui que tu appelles le bûcheron va frapper sur toi la mesure. ‒ Va, va la vache qui galope t’attrapera, disait un troisième. Un quatrième s’écriait : Tu ne mangeras pas de l’oie grasse !
‒ Pardon, messieurs, dit mon doux ami, se jetant à genoux, je n’y retournerai plus ; c’est une méprise de Suisse, je suis votre serviteur à tous ; je fais moi-même de la musique française, j’en ai copié toute ma vie. ‒ Tu en es plus coupable, répliqua un des violons, en lui donnant un coup d’archet des plus forts sur le nez. La dame jetait les hauts cris. ‒ Vous vous méprenez, messieurs, c’est un citoyen de Genève, vous dis-je. Les violons n’entendaient point raison, les coups d’archet pleuvaient ; Jean-Jacques fuyait dans tous les coins de la chambre : il se penchait à la fenêtre pour ne recevoir les coups que sur son derrière. En se penchant, il aperçut un grand homme vêtu de noir, sec, décharné, la face allongée, le nez pointu, le corps plié en deux, monté sur deux bâtons de cire noire, qu’on appelait ses jambes, une main dans la poche, et l’autre en l’air battant la mesure.
A cette figure, Jean-Jacques reconnut Rameau. A mon secours ! s’écria-t-il, mon bon monsieur Rameau. A mon secours ! L’orchestre me tue, il a toujours fait mon supplice : à l’aide ! au guet ! au meurtre ! faut-il avoir eu toute ma vie les oreilles écorchées par les filles de l’Opéra, pour expirer aujourd’hui sous les violons ?
Rameau monta paisiblement en fredonnant un air, et vint voir sur quel ton étaient les choses. Il trouva les archets brisés, une grosse dame en jupon sale, tout éplorée, et le nez du doux ami tout sanglant.
Rameau, en maître souverain de l’orchestre, fit ralentir la mesure ; et après avoir écouté patiemment, pour la première fois de sa vie, les violons de l’Opéra : « Ne vous fâchez pas, leur dit-il, messieurs ; c’est un pauvre fou, qui n’est pas si méchant qu’on le croit ; sa folie consiste dans les inconséquences, et dans une vanité dont aucun barbier n’approcha jamais. Il a fait une mauvaise comédie, et il a écrit contre la comédie (1) ; il a publié que le théâtre de Paris corrompait les mœurs, et il vient de donner au public un roman d’Héloïse ou d’Aloïse, dont plusieurs endroits feraient rougir madame que voilà, si elle savait lire. Il est allé à Genève abjurer la religion catholique pour vivre en France. Le pauvre homme a fait lui-même de la musique française, que j’ai eu la bonté de corriger. Il a imprimé, dans le Dictionnaire encyclopédique, quelques âneries sur l’harmonie, qu’il m’a fallu encore relever ; et pour récompense il écrit contre moi. Il ne lui manque plus que d’être peintre, et d’écrire contre Vanloo et contre Drouais ; il faut pardonner à un pauvre homme qui a le cerveau blessé. Il s’est mis dans un tonneau, qu’il a cru être celui de Diogène, et pense de là être en droit de faire le cynique ; il crie de son tonneau aux passants : Admirez mes haillons. La seule manière de le punir, est de ne regarder ni sa personne ni son tonneau ; il vaut mieux l’ignorer que de le battre. »
Ce discours sensé apaisa l’orchestre ; mais il ne corrigea pas Jean-Jacques.
J’ai l’honneur d’être, etc., etc.
1 – Narcisse et la Lettre à d’Alembert. (G.A.)