SATIRE - Sur la nouvelle Héloïse ou Aloïsia - Partie 2

Publié le par loveVoltaire

SATIRE - Sur la nouvelle Héloïse ou Aloïsia - Partie 2

Photo de KHALAH

 

 

LETTRES A M. DE VOLTAIRE.

 

SUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE, OU ALOÏSIA,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENÈVE.

 

___________

 

SECONDE LETTRE.

 

___________

 

Monsieur,

 

            Qui ne connaît les aventures d’Héloïse et d’Abélard ? qui ne sait que cet homme illustre balança toujours la réputation de saint Bernard, et quelquefois son crédit ? Il eut un mérite très rare, des faiblesses communes, des malheurs singuliers. Les amours et les lettres d’Abélard et d’Héloïse vivront éternellement.

 

Vivunt qui commissi calores Helosiæ calamis puellæ

 

            La vérité surtout met le sceau de l’immortalité aux lettres touchantes que ces deux amants s’écrivirent. Elles ont été traduites en vers et en prose dans toutes les langues. Jean-Jacques s’est mis à inventer cette ancienne histoire sous d’autres noms ; mais, fâché qu’un homme aussi bien fait, et d’une figure aussi agréable qu’on nous peint Abélard, eût perdu dans le cours de ses amours le principal mérite de sa figure, il a retranché de son roman cette particularité de l’histoire : et comme il est aussi grand, aussi noblement fait qu’Abélard ; comme il est, ainsi que lui, l’objet des soupirs de toutes les dames de Paris (1), il s’est fait le héros de son roman. Ce sont les aventures et les opinions de Jean-Jacques qu’on lit dans la Nouvelle Héloïse, et que malheureusement vous n’avez pas lues.

 

            Pour ennoblir les personnages et le lieu de la scène, Jean-Jacques a choisi pour son théâtre un petit pays sujet d’un canton suisse. Le principal personnage est une espèce de valet suisse, qui a un peu étudié, et qui enseigne ce qu’il sait à une Julie, fille d’un baron du pays de Vaud. Vous savez qu’il n’y a rien de plus grand que ces barons. Le petit valet, philosophe suisse, débite à Julie son écolière la morale d’Epictète, et lui parle d’amour. Julie, en présence de sa cousine Claire, donne à son maître un baiser très long et très âcre dont il se plaint beaucoup, et le lendemain le maître fait un enfant à l’écolière. Les dames pourraient croire que c’est là la conclusion du roman : mais voici, monsieur, par quelle intrigue délicate, par quels événements merveilleux ce roman philosophique dure encore cinq tomes entiers après la conclusion.

 

            Il y avait en Suisse un pair d’Angleterre, qui vivait dans un village, pour se former et pour s’instruire. Milord Edouard ayant entendu parler des charmes, perfections, et commodités qu’en sa voisine on disait être, ne manqua pas de la demander en mariage à son père. Cet Anglais était fier, un peu dur, un peu ivrogne, et croyait aimer la musique italienne, le tout en digne pair de la Grande-Bretagne. Le valet philosophe était assez ivrogne aussi ; milord but du punch avec le valet, ils parlèrent de leur maîtresse : milord s’aperçut bien, tout ivre qu’il était, que le philosophe suisse avait les bonnes grâces de l’héroïne destinée à être pairesse d’Angleterre. Il y eut un démenti de donné. Le valet amoureux sauta noblement à son épée, milord Edouard à la sienne : mais le bon génie de ces deux champions, ou plutôt le génie de l’auteur, les sauva d’une mort inévitable, par une des aventures les plus surprenantes qu’on ait jamais lues dans aucune histoire écrite en roman, ou dans aucun roman écrit en histoire.

 

            Milord Edouard, en poussant sa première botte, se donna une entorse ; cet incident ingénieux fit qu’on ne se battit point. Jean-Jacques sortit de la chambre, alla cuver son punch, et envoya ensuite un cartel à milord, comme il se pratique entre gens de qualité, le priant civilement de se couper la gorge avec lui, quand il pourrait s’aider de son pied. La belle Julie effrayée, tremblante pour les jours du précepteur dont elle était grosse, sachant qu’il n’y a rien de si commun que de voir des précepteurs se battre contre des membres de la chambre haute en Suisse, étant informée, de plus, que milord Edouard avait déjà tué cinq ou six hommes en faisant ses études, écrivit aussitôt une lettre raisonnée à son tendre amant contre la mode des duels, et lui prouva que rien n’était plus lâche que de se battre contre un pair d’Angleterre. Elle fit plus : comme elle était extrêmement prudente, très réservée dans sa conduite et dans ses paroles, pleine de pudeur, n’osant s’avouer à elle-même son amour pour le précepteur, elle prit le partir d’écrire à milord la lettre du monde la plus circonspecte, par laquelle elle lui avoua qu’elle était folle du philosophe, et lui fit entendre qu’elle pourrait même dans quelques mois accoucher d’un enfant de sa façon. C’était, comme on voit, de quoi désarmer milord. Il demanda aussitôt pardon au précepteur devant témoins, et lui dit : « Jean-Jacques, puisque vous avez fait un enfant à milady, vous aurez à jamais l’amitié de tous les pairs d’Angleterre, et particulièrement la mienne. » Le parlement d’Angleterre ne fait pas l’amour autrement ; il devint sur-le-champ son confident, son ami intime ; ils causèrent quatre heures ensemble de leurs amours, et ce fut après cet entretien que le précepteur fit apporter un poulet, comme vous l’avez déjà pu voir dans ma précédente lettre, où il n’était question que de la noblesse du style.

 

            Milord, après avoir mangé le poulet, ne s’en tint pas là ; il courut sur-le-champ chez M. le baron du pays de Vaud, à qui il avait demandé sa fille en mariage, et la lui demanda pour le précepteur Jean-Jacques. Le baron fut assez malavisé et assez imprudent pour dire qu’on se moquait de lui, et que Jean-Jacques, quelque grand philosophe qu’il pût être, et quoiqu’il eût un père excellent garçon horloger, qui avait porté le mousquet un mois, n’était point pourtant fait pour épouser la fille d’un baron.

 

            Milord trouva la réponse du père très ridicule, et lui soutint qu’il n’y avait point de baron en Suisse qui ne dût être très honoré de donner sa fille à un philosophe ; qu’il savait bien que Jean-Jacques n’était qu’un gueux, mais qu’il lui donnait la moitié de son bien en mariage, attendu qu’une fois, en passant par Genève, il avait entendu parler ce grand homme sur l’égalité des conditions, et prouver démonstrativement qu’un garçon horloger qui sait lire et écrire est parfaitement égal aux grands d’Espagne, aux maréchaux de France, aux ducs et pairs d’Angleterre, aux princes de l’Empire, et aux syndics de Genève.

 

            Le baron du pays de Vaud s’échauffa furieusement à ce discours ; et, sans un tiers, ils allaient se battre, car milord n’était pas si endurant avec les barons qu’avec les Jean-Jacques.

 

            Dès que la belle Julie eut appris la manière gracieuse dont son père avait reçu les agréables propositions de milord, elle ne manqua pas d’aller remontrer à M. son père tout le mérite du philosophe ; elle lui fit voir combien ces gens-là étaient au-dessus des autres hommes, et à quel point ils étaient nécessaires dans les familles, et surtout auprès des demoiselles qui veulent lire Plutarque et apprendre l’orthographe. Le père, ennuyé de toute cette philosophie, donna un énorme soufflet à la belle Julie, laquelle du coup tomba sur une chaise de paille, meuble fort ordinaire dans le pays de Vaud ; elle se blessa en tombant, et fit quelque temps après un faux germe (2), ce qui priva malheureusement la Suisse d’un petit Jean-Jacques, qui en eût fait les délices et l’admiration.

 

            Cependant il faut avouer que le baron, quoiqu’il donnât des soufflets, était, dans le fond, un assez bon homme. Il fit danser sa ville sur ses genoux après l’avoir souffletée, et il ne fut plus question de M. le précepteur.

 

            Voilà encore le roman fini, à moins que Jean-Jacques ne répare la perte du faux germe, et ne fasse un second enfant à sa Suissesse. Mais un nouvel ordre de choses se présenta pour exercer toutes les vertus de ce tendre amant, et pour le rendre l’homme le plus accompli que nous ayons eu en Europe.

 

            Il avait, comme nous l’avons dit, le cœur extrêmement haut, et n’était pas homme à recevoir des gages, parce que ce mot de gage pourrait détruire, dans l’esprit de ceux qui ne pensent point, l’idée de cette égalité parfaite que Dieu a mise entre toutes les conditions. Jean-Jacques ne reçut donc point de gages, mais une douzaine d’écus que lui donna sa belle maîtresse ; il daigna accepter aussi quelques guinées de milord avec une petite pension, moyennant quoi il alla briller à Paris dans le beau monde, de peur que M. le baron ne le fît jeter, en Suisse, par les fenêtres de sa chaumière, qu’il appelait château.

 

            Dès qu’il fut à Paris, où il porta toujours dans son cœur l’image de sa chère Julie, il vit que la philosophie bien entendue admettait des consolations, et aussitôt il en alla chercher chez les filles de joie avec la meilleure compagnie de Paris, semblable à Don Quichotte, qui adorait Dulcinée du Toboso dans les bras de Maritorne. Il instruisit aussitôt sa belle Suissesse de cette petite infidélité, qui n’était au fond qu’un sacrifice fait sur un autel étranger à la vraie divinité qui régnait sur son âme.

 

            Quelque temps après cet événement, Jean-Jacques eut la petite vérole ; mais il ne nous dit pas tout :

 

Supprimit orator, quod rusticus edit inepte.

 

            Sa maîtresse ne prit pas tout à fait les mêmes remèdes contre l’amour ; mais elle épousa, pour se dépiquer, un gros Russe naturalisé dans le pays de Vaud, assez semblable au bon Suisse que madame la duchesse du Maine donna à mademoiselle ***** (3). Quand ce bon homme fut en possession des charmes de la belle Julie, c’était bien là le cas pour Jean-Jacques de chercher ses consolations ordinaires ; mais il aima mieux faire le tour du monde avec l’amiral Anson. Il assista à la prise du fameux vaisseau de Manille, et eut pour son droit de présence une part très considérable du butin : nous ne savons pas ce que cet argent est devenu ; mais il est à croire que Jean-Jacques est aujourd’hui un des plus riches marins du canton de Berne que nous ayons à Paris. C’est apparemment avec cet argent qu’il se fit faire un bon habit à son retour, acheta une chaise de poste pour aller rendre ses respects, dans le pays de Vaud, à madame Julie et à M. le Russe son mari. Il s’appelait Volmar : c’était un homme de près de cinquante ans, encore assez frais, qui ne riait jamais, mais qui trouvait bon qu’on rît quelquefois, pourvu que ce ne fût pas de lui.

 

            M. de Volmar le reçut à bras ouverts : Monsieur, lui dit-il, comme vous avez été l’amant de ma femme, je me flatte que vous serez toujours son bon ami, et que vous voudrez bien être le mien : nous vivrons tous trois familièrement en bons Suisses avec nos parents, comme si de rien n’était, et vous pouvez compter que cette petite vie sera le modèle de la philosophie et du bonheur.

 

            Le voyageur fut tout étonné de trouver M. de Volmar si savant ; mais Julie, en personne discrète, avait avoué, dans une soirée d’hiver, à son mari, ne sachant que faire, qu’elle avait autrefois couché avec le philosophe ; et elle toucha même quelque chose du faux germe. Son gros Russe-Suisse ne s’en embarrassa pas, ayant peut-être en sa personne de quoi négliger ce point-là. Il aimait aussi à boire, comme milord et Jean-Jacques, et disait, dans ses goguettes, qu’il était très content du tonneau quoiqu’un autre l’eût percé ; propos, à la vérité, qui ne sent pas l’homme élevé à la cour, mais très convenable à la noble simplicité du pays dont il avait (dit-il) adopté les maximes.

 

            Jean-Jacques vécut depuis fort uniment entre son ancien cocu et son ancienne maîtresse. Il entra dans tous les détails des soins domestiques. Il avoue qu’à la vérité madame était un peu gourmande : mais aussi elle ne prenait jamais du café, ou le café que dans son entresol. Enfin la belle Julie devint dévote, et mourut ensuite calviniste, trouvant notre religion très ridicule et très vénale.

 

            Toutes ces grandes aventures sont ornées de magnifiques lieux communs sur la vertu. Jamais catin ne prêcha plus, et jamais valet suborneur de filles ne fut plus philosophe. Jean-Jacques a trouvé l’heureux secret de mettre dans ce beau roman de six tomes, trois à quatre pages de faits, et environ mille de discours moraux. Ce n’est ni Télémaque, ni la Princesse de Clèves, ni Zaïde : c’est JEAN-JACQUES tout pur.

 

 

1 – Allusion à la passion de Jean-Jacques pour madame d’Houdetot. (G.A.)

2 – Voltaire parle souvent du faux germe de Julie. (G.A.)

3 – A la place de ces cinq étoiles qui sont dans les lettres imprimées, M. Beuchot a mis le nom de De Launay d’après un manuscrit qu’il avait. Le bon Suisse désigne donc le baron de Staal qu’épousa cette demoiselle, auteur de si piquants Mémoires. (G.A.)

 

 

 

Publié dans Satires

Commenter cet article