SATIRE - Sur la nouvelle Héloïse ou Aloïsia - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

SATIRE - Sur la nouvelle Héloïse ou Aloïsia - Partie 1

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LETTRES A M. DE VOLTAIRE.

 

SUR LA NOUVELLE HÉLOÏSE, OU ALOÏSIA,

DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENÈVE.

 

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[Pour ces lettres, il n’y a point de doute. Elles sont bien l’œuvre de Voltaire, quoiqu’elles aient paru en 1761 sous le nom du marquis de Ximenès. Ce marquis lui-même, à la fin de sa vie (1817), n’en acceptait plus la paternité. Nous leur donnons donc place, comme M. Beuchot, dans les Œuvres de Voltaire. La Nouvelle Héloïse avait paru en 1759. Le surnom d’Aloïsia que lui donnait Voltaire est le titre d’un ouvrage obscène, traduit en français sous l’étiquette de Bibliothèque des Dames.] (G.A.)

 

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            A qui pourrais-je adresser mes doutes qu’à vous, monsieur, qui avez encore illustré par votre génie une nation que les Corneille et les Racine avaient rendue la première de l’Europe (1) ?

 

            Je ne sais plus de quels termes il faut se servir. Si je compare le langage des plus orgueilleux écrivains de notre siècle à celui des bons auteurs du siècle de Louis XIV ou au vôtre, je n’y trouve rien qui se ressemble. Je veux bien croire qu’on a aujourd’hui plus de goût, plus de talent, plus de lumières que du temps des Pascal, des Racine et des Boileau. Concevez donc ma juste affliction de ne pouvoir entendre les nouveaux génies qu’il faut admirer. Je viens de parcourir une brochure où les choses dont l’auteur rend compte sont au parfait : j’ai cru d’abord qu’il voulait parler de quelques verbes ; point du tout, c’est de peinture et de sculpture. Une princesse, dans un roman, est bien éduquée : cela veut dire qu’elle a reçu une éducation digne d’elle, qu’elle est bien élevée ; on y voit (2) une pitié tendre à tous les maux d’autrui ; une oisiveté qui engendre des jeux ; des yeux qui deviennent fixés en terre ; une héroïne de roman affectée de pitié, et qui élève à son amant ses timides supplications. Cette héroïne remplit des soins, au lieu de remplir des devoirs, et de rendre des soins. Son extrême amour est exposé à des tragédies. Son teint fleuri outrage son amant. Cette pénitente avait une si affreuse idée du premier pas, qu’à peine voyait-elle au-delà nul intervalle, jusqu’au dernier ; mais son amant y voyait la tendre sollicitude de l’amour.

 

            Aussitôt Julie couvre ses regards d’un voile, et met une entrave à son cœur. Une faveur ! ah ! c’est un tourment horrible ! lui dit son amant, garde tes baisers, ils sont trop âcres.

 

            Après l’âcreté de ces baisers, l’amant fait vingt lieues en trois jours ; mais chaque pas séparait son corps de son âme. Daignerez-vous, monsieur, me dire en passant comment ce corps et cette âme, qui étaient séparés au premier pas, se séparèrent encore aux autres pas, et se retrouvèrent ensuite au dernier pas ?

 

            Quand le corps de l’amant a retrouvé son âme, il écrit à sa maîtresse que « les lois les plus sévères ne peuvent leur imposer d’autre peine que le prix même de leur amour. » Il est à croire que sa maîtresse n’entendit rien à ce galimatias. Mais pour le payer en même monnaie, elle lui mande qu’elle « cultive l’espérance, » et qu’elle « la voit flétrir tous les jours ; » l’autre lui répond, en renchérissant, que « leurs âmes, épuisées d’amour et de peine, se fondent, et coulent comme l’eau. »

 

             Il peut être fort plaisant de voir couler une âme ; mais pour l’eau ; c’est d’ordinaire quand elle est épuisée qu’elle ne coule plus : je m’en rapporte à vous. Cependant, monsieur, ces deux âmes qui coulent ne peuvent suffirent à leur félicité infinie. Nos deux amants, qui coulaient ainsi, se parlèrent à cette chucheterie.

 

            Julie, rentrée chez elle, écrivit une lettre tendre au chucheteur : « Baise cette lettre, et saute de joie, » lui dit-elle. « Ah ! tyran, tu veux en vain m’asservir ; pardonne, ô mon doux ami, ces mouvements involontaires ! »

 

            Cependant le doux ami était affamé de transports, et il attendait le moment tardif de voir sa maîtresse avec une douloureuse impatience. Pour apaiser cette faim, l’impatient ami s’en alla loin d’elle entendre de la musique, non pas de la musique française : « car, dit-il, la mélodie qui ne parle point chante toujours mal ; et voici, continue-t-il, l’erreur des Français sur les forces de la musique ; ils ne peuvent avoir une mélodie à eux, sur une poésie maniérée qui ne connut jamais la nature. »

 

            Mon doux ami, grand philosophe, qui connaît la nature, et qui d’ailleurs est assez ivrogne, s’avisa, étant ivre, de dire beaucoup d’ordures à sa respectable maîtresse : celle-ci écouta patiemment cette mélodie française qui n’était point maniérée ; mais le lendemain elle lui en fit de doux reproches, en lui avouant qu’elle avait entendu souvent de « ces expressions-là, en passant son chemin, mais que l’amour est le plus chaste de tous les liens ; que pour une femme qui aime, il n’y a point d’homme que son amant, et qu’un amant est un être bien plus sublime qu’un homme : sur quoi l’auteur met en marge cette belle réflexion morale : « O Amour, si je regrette l’âge où l’on te goûte, ce n’est pas pour l’heure de la jouissance. »

 

            Notre amant ayant ensuite rencontré un pair d’Angleterre en Suisse, causa avec lui jusqu’à l’heure du dîner, et fît apporter un poulet. La maîtresse ne manqua pas de parler aussi à ce pair : elle lui dit que, « dans un moment où l’épreuve se prépare au dehors, le sage se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur. » Cette légère ironie de la douce amie ne pouvait, dit-il, fâcher le pair ; car, quoiqu’elle ne fît pas grand cas de la philosophie parlière (elle veut dire apparemment une philosophie qui n’est qu’en paroles), un honnête homme a toujours quelque honte de changer de maxime du soir au matin.

 

             Vous saurez, monsieur, que le pair d’Angleterre avait un ami, qui n’était pas de son vol ; car il n’avait pas le penser mâle des âmes fortes. La douce amie, qui avait le penser plus mâle, fit présent de quelques écus à son amant le philosophe, qui avait aussi le penser fort mâle, mais qui était un pauvre homme du pays. Elle dit que « son doux ami n’en a ni paru humilié, ni prétendu en faire une affaire. »

 

            Le doux ami se trouva bientôt à son aise ; il reçut une bonne pension du pair d’Angleterre à qui il avait donné un poulet. Il s’en va, dit-il, faire figure à Paris ; ce noble philosophe va même dans un mauvais lieu, et il écrit à sa maîtresse. « Pour ici où nulle affaire ne m’attache, je continuerai à vivre à ma manière. » Comme il est extrêmement amoureux de sa Julie, il lui écrit de longues lettres, dans lesquelles il ne lui parle que de la bonne compagnie de Paris. « Il faut, dit-il, changer de principe comme d’assemblée, modifier son esprit à chaque pas, et mesurer ses maximes à la toise ; quitter en entrant son âme, et en prendre une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais. »

 

             Vous sentez, monsieur, qu’on ne peut mieux connaître ni peindre plus parfaitement les sociétés de Paris, ni s’exprimer avec plus de délicatesse. Il voit tout, il observe tout dans Paris ; il ne parle que de ses belles observations à sa maîtresse, tant il est affamé de transports. « J’assignerai, dit-il, les différences à mesure que je parcourrai les autres pays, comme on décrit l’olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin. »

 

            Remarquez surtout, monsieur, que tout ce qu’il craint dans Paris, c’est d’avoir contribué pour sa part aux désordres qu’il y remarque. Il tremble de n’y être qu’un bourgeois, parce qu’il a l’honneur d’être citoyen de Genève ; et il attend le moment où il pourra décrire en Angleterre l’olivier sur le saule, en soupirant de temps à autre pour les beaux yeux de sa Julie : car il est bien ennuyé de voir des Français qui sont autant de marionnettes clouées sur la même planche. La nécessité d’avoir un carrosse est surtout ce qui l’effraie ; il prétend qu’un carrosse n’est pas tant pour se conduire que pour exister ; il se conduit pourtant quelquefois en carrosse ; mais il est très indigné de la manière intrépide et curieuse dont les femmes fixent les gens. Il remarque surtout que la gorge d’une femme n’est point à elle, qu’il a bien l’art de les observer, et que cet art n’est pas difficile vis-à-vis des femmes de Paris.

 

            Dans ses curieuses observations, il trouve que les airs de notre musique ressemblent tout à fait à la course d’une oie grasse ou d’une vache qui galope. Enfin il donne dans le persiflage de ses amis.

 

          Voilà, monsieur, une partie des expressions sublimes qui m’ont frappé dans le premier et le second volume de la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage dans lequel cet homme se met si noblement au-dessus des règles de la langue et des bienséances, et daigne y marquer un profond mépris pour notre nation. C’est un service qu’il nous rend, puisqu’il nous corrigera. Mais, en attendant que nous lui en fassions de très humbles remerciements, permettez-moi d’avoir l’honneur de vous dire dans ma première lettre ce que c’est que ce roman, et vous verrez si le fond est digne du style.

 

            J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec les sentiments de la plus tendre vénération.

 

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Le marquis DE XIMÈNES.

20 Janvier 1761

 

1 – Ce premier alinéa est de Ximenès. Un manuscrit porte : « A qui pourrions-nous adresser nos doutes qu’à vous, monsieur, qui avez rendu tant de service à notre langue et au bon goût. » L’emploi de la première personne du pluriel dans ce début semble indiquer que Voltaire n’avait pas eu d’abord l’intention de faire signer ces lettres par Ximenès. (G.A.) 2 – La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau.

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