PRÉCIS DU SIÈCLE DE LOUIS XV - Mort du duc d'Orléans

Publié le par loveVoltaire

PRÉCIS DU SIÈCLE DE LOUIS XV - Mort du duc d'Orléans

Photo de KHALAH

 

 

PRÉCIS DU SIÈCLE DE LOUIS XV

 

 

 

 

CHAPITRE III.

 

 

 

 

DE L’ABBÉ, ARCHEVÊQUE DE CAMBRAI, CARDINAL, PREMIER MINISTRE.

MORT DU DUC D’ORLEANS, RÉGENT DE FRANCE.

 

 

(1)

 

 

_______

 

 

 

 

          Il ne faut pas passer sous silence le ministère du cardinal Dubois. C’était le fils d’un apothicaire de Brive-la-Gaillarde dans le fond du Limousin. Il avait commencé par être instituteur du duc d’Orléans, et ensuite, en servant son élève dans ses plaisirs ; il en acquit la confiance : un peu d’esprit, beaucoup de débauche, de la souplesse, et surtout le goût de son maître pour la singularité, firent sa prodigieuse fortune : si ce cardinal premier ministre avait été un homme grave, cette fortune aurait excité l’indignation, mais elle ne fut qu’un ridicule. Le duc d’Orléans se jouait de son premier ministre, et ressemblait à ce pape qui fit son porte-singe cardinal. Tout se tournait en gaieté et en plaisanterie dans la régence du duc d’Orléans : c’était le même esprit que du temps de la Fronde, à la guerre civile près ; ce caractère de la nation, le régent l’avait fait renaître après la sévère tristesse des dernières années de Louis XIV.

 

          Le cardinal Dubois, archevêque de Cambrai, mourut d’un ulcère dans l’urêtre, suite de ses débauches. Il trouva un expédient pour n’être pas fatigué dans ses derniers moments par les pratiques de la religion catholique, dont jamais ministre ne fit moins de cas que lui. Il prétexta qu’il y avait pour les cardinaux un cérémonial particulier, et qu’un cardinal ne recevait pas l’extrême-onction et le viatique comme un autre homme. Le curé de Versailles alla aux informations, et pendant ce temps Dubois mourut, le 10 auguste 1723. Nous rîmes de sa mort comme de son ministère : tel était le goût des Français, accoutumés à rire de tout. (2).

 

          Le duc d’Orléans prit alors le titre de premier ministre, parce que le roi étant majeur, il n’y avait plus de régence ; mais il suivit bientôt son cardinal. C’était un prince à qui on ne pouvait reprocher que son goût ardent pour les plaisirs et pour les nouveautés (3).

 

          De toute la race de Henri IV, Philippe d’Orléans fut celui qui lui ressembla le plus ; il en avait la valeur, la bonté, l’indulgence, la gaieté, la facilité, la franchise, avec un esprit plus cultivé. Sa physionomie, incomparablement plus gracieuse, était cependant celle de Henri IV. Il se plaisait quelquefois à mettre une fraise, et alors c’était Henri IV embelli.

 

          Il avait alors un singulier projet, dont sa mort subite sauva la France. C’était de rappeler Lass, réfugié et oublié dans Venise, et de faire revivre son système, dont il comptait rectifier les abus, et augmenter les avantages. Rien ne put jamais le détacher de l’idée d’une banque générale chargée de payer toutes les dettes de l’Etat. L’exemple de Venise, de la Hollande, de l’Angleterre, lui faisait illusion. Son secrétaire Melon, esprit systématique, très éclairé, mais chimérique, lui avait inspiré ce dessein, et l’y confirmait de jour en jour. Il oubliait la différence établie par la nature entre le génie des Français et des peuples qu’on voulait imiter ; combien de temps il faut pour faire réussir de tels établissements ; que la nation était alors plus révoltée contre le système de Lasse qu’elle n’en avait été d’abord enivrée ; et que Lass, revenant une seconde fois bouleverser la France avec des billets, trouverait des ennemis plus en garde, plus acharnés, et plus puissants, qu’il n’en avait eu à combattre dans ses premiers prestiges (4).

 

          La contemplation continuelle de cette grande entreprise qui séduisait le duc d’Orléans, et celle des orages qu’il allait exciter, allumèrent son sang. Les plaisirs de la table et de l’amour dérangèrent sa santé davantage. Il fut averti par une légère attaque d’apoplexie qu’il négligea, et qui lui en attira une seconde, le 2 décembre 1723, à Versailles. Il mourut au moment qu’il en fut frappé.

 

          Son fils, le duc de Chartres, d’un caractère faible et bizarre, plus fait pour une cellule à Sainte-Geneviève, où il a fini ses jours, que pour gouverner un Etat, ne demanda pas la place de son père. Le duc de Bourbon, arrière petit-fils du grand Condé, la demanda sur-le-champ au jeune roi majeur. Le roi était avec Fleury, ancien évêque de Fréjus, son précepteur. Il consulta par un regard ce vieillard ambitieux et circonspect, qui n’osa pas s’opposer par un signe de tête à la demande du prince (5).

 

          La patente de premier ministre était déjà dressée par le secrétaire d’Etat La Vrillière, et le duc de Bourbon fut le maître du royaume en deux minutes.

 

          Le sort des princes de Condé a toujours été d’être opprimé par des prêtres. Le premier prince de Condé, Louis, oncle de Henri IV, fut toute sa vie persécuté par les prêtres de Rome et de la France, et assassiné sur le champ de bataille immédiatement après la perte de la journée de Jarnac.

 

          Le second, Henri, cousin germain de Henri IV, plus poursuivi encore par les prêtres de la Ligue, empoisonné dans Saint-Jean-d’Angély.

 

          Le troisième, Henri II, mis en prison sous le gouvernement du Florentin Concini, et depuis toujours tourmenté par le cardinal de Richelieu, quoiqu’il eût marié son fils à la nièce de ce cardinal.

 

          Le quatrième, qui est le grand Condé, enfermé à Vincennes et au Havre, poursuivi hors du royaume par le cardinal Mazarin.

 

          Enfin, celui dont nous parlons, et que nous appelons Monsieur le Duc, supplanté, chassé de la cour, et exilé par Fleury, évêque de Fréjus, qui fut cardinal bientôt après.

 

          Voici comment se fit cette révolution qui étonna la France, et qui n’était après tout qu’un changement de ministre, ordinaire dans toutes les cours.

 

          Monsieur le Duc abandonna d’abord tout le département de l’Eglise, et le soin de poursuivre les calvinistes et les jansénistes, à l’évêque de Fréjus, se réservant l’administration de tout le reste. Ce partage produisit quelques difficultés entre eux. Le prince était gouverné par un des frères Pâris, nommé Duverney, qui avait eu la principale part à l’ouvrage inouï de la liquidation des biens de tous les citoyens, après le renversement des chimères de Lass. Une autre personne gouvernait plus gaiement le prince ministre ; c’était la fille du traitant Pléneuf, mariée au marquis de Prie, jeune femme brillante, légère, d’un esprit vif et agréable. Pour Fleury, âgé alors de soixante et treize ans, il n’était gouverné par personne, et il avait sur le roi, son élève, un ascendant suprême, fruit de l’autorité d’un précepteur sur son disciple, et de l’habitude.

 

          Pâris Duverney, étroitement lié avec cette marquise de Prie, résolut avec elle de mettre le roi entièrement dans la dépendance du prince, et de chasser le précepteur. Nous avons déjà vu que le duc d’Orléans, régent de France, pour finir sa guerre contre le roi d’Espagne, Philippe V, avait marié l’infante, fille de ce monarque et de la princesse de Parme, âgée alors de cinq ans et demi, au roi de France qui en avait quinze. Il fallait attendre environ dix ans au moins la naissance incertaine d’un dauphin. Madame de Prie et Duverney prirent ce prétexte pour renvoyer l’infante à son père, et pour faire un véritable mariage du roi de France avec une sœur du duc de Bourbon, très belle et très capable de donner des enfants, élevée à Fontevrault sous le nom de princesse de Vermandois (6).

 

          On commença par renvoyer la femme de cinq ans avant de s’assurer d’une plus mûre. On la fit partir pour l’Espagne, sans pressentir son père et sa mère, sans adoucir la dureté d’une telle démarche par la plus légère excuse. On chargea seulement l’abbé de Livri-Sanguin, fils d’un premier maître-d’hôtel du roi, ministre alors en Portugal, de passer en Espagne pour en instruire le roi et la reine, pendant que leur enfant était en chemin, reconduite à petites journées. Cet oubli de toute bienséance n’était l’effet d’aucune querelle entre les cours de France et d’Espagne. Il semblait qu’une telle démarche ne pouvait être imputée qu’au caractère de Duverney, qui, ayant été garçon cabaretier dans son enfance, chez sa mère, en Dauphiné, soldat aux gardes dans sa jeunesse, et plongé depuis dans la finance, retint toute sa vie un peu de la dureté de ces trois professions. La marquise de Prie ne songea jamais aux conséquences, et Monsieur le Duc n’était pas politique.

 

          L’infante, qui fut ainsi reconduite, fut depuis reine en Portugal. Elle donna à Joseph Ier les enfants qu’on ne voulut pas qu’elle donnât à Louis XV, et n’en fut pas plus heureuse.

 

          Quelques mois après son renvoi, madame de Prie courut en poste à Fontvrault essayer si la princesse de Vermandois lui convenait, et si on pouvait s’assurer de gouverner le roi de France par elle. La princesse, encore plus fière que la marquise n’était légère et inconsidérée, la reçut avec une hauteur dédaigneuse, et lui fit sentir qu’elle était indignée que son frère lui dépêchât une telle ambassadrice. Cette seule entrevue la priva de la couronne. On la laissa faire la fière dans son couvent : elle mourut abbesse de Beaumont-les-Tours trois ans après (7).

 

          Il y avait dans Paris une madame Texier, maîtresse d’un ancien militaire, nommé Vauchon, veuve d’un caissier qui avait appartenu à Pléneuf, père de madame de Prie. Elle était retenue pour toujours dans son lit par une maladie affreuse qui lui avait rongé la moitié du visage. Vauchon lui parla de Stanislas Leczinski, fait roi de Pologne par Charles XII, dépossédé par Pierre-le-Grand, et réfugié à Veissembourg, frontière de l’Alsace, y vivant d’une pension modique que le ministère de France lui payait très mal. Il avait une fille élevée dès son berceau dans le malheur, dans la modestie, et dans les vertus qui rendaient ses infortunes plus intéressantes. La dame Texier pria la marquise de la venir voir ; elle lui parla de cette princesse, pour laquelle on avait proposé des partis un peu au-dessous d’un roi de France (8). Madame de Prie partit deux jours après pour Veissembourg, vit cette infortunée, princesse polonaise, trouva qu’on ne lui en avait pas assez dit, et la fit reine.

 

          Dans le conseil privé qu’on assembla pour décider de cette alliance, l’évêque de Fréjus dit simplement qu’il ne s’était jamais mêlé de mariages. Il laissa conclure l’affaire sans la recommander, et sans s’y opposer. La nouvelle reine fut aussi reconnaissante envers Monsieur le Duc, que le roi et la reine d’Espagne furent indignés du renvoi, ou plutôt de l’expulsion de l’infante.

 

          Quelque temps après, les murmures de Versailles et de Paris ayant éclaté, la défiance entre Monsieur le Duc et le précepteur étant augmentée, la cour ayant formé deux partis, les esprits commençant à s’aigrir, l’évêque déclara enfin au prince ministre que le seul moyen d’en prévenir les suites était de renvoyer de la cour madame de Prie, qui était dame du palais de la reine. La marquise, de son côté, résolut, selon les règles de la guerre de cour, de faire partir le précepteur.

 

          Une des mortifications du premier ministre était que lorsqu’il travaillait avec le roi aux affaires d’Etat, Fleury y assistait toujours, et que lorsque Fleury faisait signer au roi des ordres pour l’Eglise, le prince n’y était point admis. On engagea un jour le roi à venir tenir son petit conseil sur des objets de peu d’importance dans la chambre de la reine, et quand l’évêque de Fréjus voulut entrer, la porte lui fut fermée. Fleury, incertain si le roi n’était pas du complot, prit incontinent le parti de se retirer au village d’Issy, entre Paris et Versailles, dans une petite maison de campagne appartenant à un séminaire : c’était là son refuge quand il était mécontent ou qu’il feignait de l’être.

 

          Le parti du premier ministre paraît triompher pendant quelques heures, mais ce fut une seconde journée des dupes, semblable à cette journée si connue, dans laquelle le cardinal de Richelieu, chassé par Marie de Médicis et par ses autres ennemis, les chassa tous à son tour.

 

          Le jeune Louis XV, accoutumé à son précepteur, aimait en lui un vieillard qui, n’ayant rien damné jusque-là pour sa famille inconnue à la cour, n’avait d’autre intérêt que celui de son pupille. Fleury lui plaisait par la douceur de son caractère, par les agréments de son esprit naturel et facile. Il n’y avait pas jusqu’à sa physionomie douce et imposante, et jusqu’au son de sa voix qui n’eût subjugué le roi. Monsieur le Duc, ayant reçu de la nature des qualités contraires, inspirait au roi une secrète répugnance (9).

 

          Le monarque, qui n’avait jamais marqué de volonté ; qui avait vu avec indifférence son gouverneur, le maréchal de Villeroi, exilé par le duc d’Orléans, régent ; qui, ayant reçu pour femme un enfant de six ans sans en être surpris, l’avait vue partir comme un oiseau qu’on change de cage ; qui avait épousé la fille de Stanislas Leczinski, sans faire attention à elle ni à son père ; ce prince enfin, à qui tout paraissait égal, fut réellement affligé de la retraite de l’évêque de Fréjus. Il le redemanda vivement, non pas comme un enfant qui se dépite quand on change sa nourrice, mais comme un souverain qui commence à sentir qu’il est le maître. Il fit des reproches à la reine, qui ne répondit qu’avec des larmes. Monsieur le Duc fut obligé d’écrire lui-même à l’évêque, et de le prier au nom du roi de revenir.

 

          Ce petit démêlé domestique fut incontinent le sujet de tous les discours chez tous les courtisans, chez tout ce qui habitait Versailles. Je remarquai qu’il fit plus d’impression sur les esprits que n’en firent depuis toutes les nouvelles d’une guerre funeste à la France et à l’Europe. On s’agitait, on s’interrogeait, on parlait avec égarement et avec défiance. Les uns désiraient une grande révolution, les autres la craignaient ; tout était en alarmes.

 

          Il y avait ce jour-là spectacle à la cour : on jouait Britannicus. Le roi et la reine arrivèrent une heure plus tard qu’à l’ordinaire. Tout le monde s’aperçut que la reine avait pleuré ; et je me souviens que lorsque Narcisse prononça ce vers,

 

 

Que tardez-vous, seigneur, à la répudier ?

 

 

presque toute la salle tourna les yeux sur la reine pour l’observer avec une curiosité plus indiscrète que maligne.

 

          Le lendemain Fleury revint. Il affecta de ne se point plaindre ; et sans paraître demander ni satisfaction ni vengeance, il se contenta d’abord d’être en secret le maître des affaires. Enfin, le 11 Juin 1726, le roi ayant invité Monsieur le Duc à venir coucher à la maison de plaisance de Rambouiller, et étant parti, disait-il, pour l’attendre, le duc de Charost, capitaine des gardes, vint arrêter ce prince dans son appartement ; il le mit entre les mains d’un exempt, qui le conduisit à Chantilly, séjour de ses pères, et son exil.

 

          La dissimulation de l’évêque dans cette exécution n’était pas extraordinaire ; celle du roi parut l’être ; mais le précepteur avait inspiré à son élève une partie de son caractère ; et d’ailleurs on avait dit depuis si longtemps, Qui ne sait dissimuler ne sait pas régner, que ce proverbe royal, inventé pour les grandes occasions, était toujours appliqué aux petites.

 

          Pâris Duverney, dès ce moment, ne fut plus le maître de l’Etat. Le roi déclara dans un conseil extraordinaire que c’était lui qui devait l’être, et que tous les ministres iraient travailler chez l’évêque de Fréjus, c’est-à-dire que Fleury allait régner ; les frères Pâris furent exilés, et bientôt Duverney fut mis à la Bastille.

 

          C’est ce même Duverney que nous avons vu depuis jouir d’une assez grande fortune, et de beaucoup de considération. Il fut l’inventeur et le vrai fondateur de l’Ecole militaire. Pour madame de Prie, elle fut envoyée au fond de la Normandie, où elle mourut bientôt dans les convulsions du désespoir (10).

 

          Il manquait à Fleury d’être cardinal. C’est une qualité étrangère à l’Eglise et à l’Etat, que tout ecclésiastique romain, à portée de l’obtenir, poursuit avec fureur, que les papes font longtemps espérer pour avoir des créatures, et que les rois honorent chez eux par une ancienne coutume qui tient lieu de raison et même de politique.

 

          Monsieur le Duc avait secrètement empêché par le cardinal de Polignac, ambassadeur à Rome, et par l’abbé de Rothelin, qu’on n’envoyât cette barrette tant désirée : elle arriva bientôt ; Fleury la reçut avec la même simplicité apparente qu’il avait reçu la place de premier ministre, et qu’il dirigea toutes les actions de sa vie, sans jamais laisser entrevoir sur son visage ni les sourcils de la fierté ni les grimaces de l’hypocrisie.

 

          S’il y a jamais eu quelqu’un d’heureux sur la terre, c’était sans doute le cardinal de Fleury. On le regarda comme un homme des plus aimables, et de la société la plus délicieuse jusqu’à l’âge de soixante et treize ans ; et lorsqu’à cet âge, où tant de vieillards se retirent du monde, il eut pris en main le gouvernement, il fut regardé comme un des plus sages. Depuis 1726 jusqu’à 1742 tout lui prospéra. Il conserva jusqu’à près de quatre-vingt-dix ans une tête saine, libre, et capable d’affaires.

 

          Quand on songe que de mille contemporains il y en a très rarement un seul qui parvienne à cet âge, on est obligé d’avouer que le cardinal de Fleury eut une destinée unique. Si sa grandeur fut singulière, en ce que, ayant commencé si tard, elle dura si longtemps sans aucun nuage, sa modération et la douceur de ses mœurs ne le furent pas moins. On sait quelles étaient les richesses et la magnificence du cardinal d’Amboise qui aspirait à la tiare, et l’hypocrisie arrogante de Ximenès, qui levait des armées à ses dépens, et qui, vêtu en moine, disait qu’avec son cordon il conduisait les grands d’Espagne : on connaît le faste royal de Richelieu, les richesses prodigieuses accumulées par Mazarin. Il restait au cardinal de Fleury la distinction de la modestie ; il fut simple et économe en tout, sans jamais se démentir. L’élévation manquait à son caractère. Ce défaut tenait à des vertus qui sont la douceur, l’égalité, l’amour de l’ordre et de la paix : il prouva que les esprits doux et conciliants sont faits pour gouverner les autres.

 

          Il s’était démis le plus tôt qu’il avait pu de son évêché de Fréjus, après l’avoir délibéré de dettes par son économie, et y avoir fait beaucoup de bien par son esprit de conciliation : c’étaient là les deux parties dominantes de son caractère. La raison qu’il allégua à ses diocésains était l’état de sa santé qui le mettait désormais dans l’impuissance de veiller à son troupeau ; mais heureusement il n’avait jamais été malade.

 

          Cet évêché de Fréjus, loin de la cour, dans un pays peu agréable, lui avait toujours déplu. Il disait que, dès qu’il avait vu sa femme, il avait été dégoûté de son mariage ; et il signa dans une lettre de plaisanterie au cardinal Quirini : Fleury, évêque de Fréjus par l’indignation divine.

 

          Il se démit vers le commencement de 1715. Le maréchal de Villeroi, après beaucoup de sollicitations, obtint de Louis XIV  qu’il nommât l’évêque de Fréjus précepteur par son codicille. Cependant voici comme le nouveau précepteur s’en explique dans une lettre au cardinal Quirini.

 

 

«  J’ai regretté plus d’une fois la solitude de Fréjus. En arrivant, j’ai appris que le roi était à l’extrémité, et qu’il m’avait fait l’honneur de me nommer précepteur de son petit-fils ; s’il avait été en état de m’entendre, je l’aurais supplié de me décharger d’un fardeau qui me fait trembler ; mais après sa mort, on n’a pas voulu m’écouter : j’en ai été malade, et je ne me console point de la perte de ma liberté. »

 

 

          Il s’en consola en jetant sourdement les fondements de sa grandeur, ne cherchant point à se faire valoir, ne se plaignant de personne, ne s’attirant jamais de refus, n’entrant dans aucune intrigue ; mais il s’instruisait en secret de l’administration intérieure du royaume, et de la politique étrangère. Il fit désirer à la France, par la circonspection de sa conduite, par la séduction aimable de son esprit, qu’on le vît à la tête des affaires. Ce fut le second précepteur qui gouverna la France : il ne prit point le titre de premier ministre, et se contenta d’être absolu. Son administration fut moins contestée et moins enviée que celle de Richelieu et de Mazarin, dans les temps les plus heureux de leurs ministères. Sa place ne changea rien dans ses mœurs. On fut étonné que le premier ministre fût le plus aimable et le plus désintéressé des courtisans. Le bien de l’Etat s’accorda longtemps avec sa modération. On avait besoin de cette paix qu’il aimait ; et tous les ministres étrangers crurent qu’elle ne serait jamais rompue pendant sa vie. Il haïssait tout système parce que son esprit était heureusement borné, ne comprenant absolument rien à une affaire de finances, exigeant seulement des sous-ministres la plus sévère économie , incapable d’être commis d’un bureau, et capable de gouverner l’Etat (11).

 

            Il laissa tranquillement la France réparer ses pertes, et s’enrichir par un commerce immense, sans faire aucune innovation, traitant l’Etat comme un corps puissant et robuste qui se rétablit de lui-même.

 

            Les affaires politiques rentrèrent insensiblement dans leur ordre naturel. Heureusement pour l’Europe le premier ministre d’Angleterre, Robert Walpole, était d’un caractère aussi pacifique ; et ces deux hommes continuèrent à maintenir presque toute l’Europe dans ce repos qu’elle goûta depuis la paix d’Utrecht jusqu’en 1733 ; repos qui n’avait été troublé qu’une fois par les guerres passagères de 1718 et de 1726. Ce fut un temps heureux pour toutes les nations qui, cultivant à l’envi le commerce et les arts, oublièrent toutes leurs calamités passées.

 

             En ce temps-là se formaient deux puissances dont l’Europe n’avait point entendu parler avant ce siècle. La première était la Russie, que le czar Pierre-le-Grand avait tirée de la barbarie. Cette puissance ne consistait avant lui que dans des déserts immenses et dans un peuple sans lois, sans discipline, sans connaissances, tel que de tout temps ont été les Tartares. Il était si étranger à la France, et si peu connu, que, lorsqu’en 1668 Louis XIV avait reçu une ambassade moscovite, on célébra par une médaille cet événement, comme l’ambassade des Siamois.

 

            Cet empire nouveau commença à influer sur toutes les affaires, et à donner des lois au Nord après avoir abattu la Suède. La seconde puissance, établie à force d’art, et sur des fondements moins vastes, était la Prusse. Ses forces se préparaient et ne se déployaient pas encore.

 

            La maison d’Autriche était restée à peu près dans l’état où la paix d’Utrecht l’avait mise. L’Angleterre conservait sa puissance sur mer, et la Hollande perdait insensiblement la sienne. Ce petit Etat, puissant par le peu d’industrie des autres nations, tombait en décadence, parce que ses voisins faisaient eux-mêmes le commerce dont il avait été le maître. La Suède languissait ; le Danemark était florissant ; l’Espagne et le Portugal subsistaient par l’Amérique ; l’Italie, toujours faible, était divisée en autant d’Etats qu’au commencement du siècle, si on excepte Mantoue, devenue patrimoine autrichien.

 

          La Savoie donna alors un grand spectacle au monde et une grande leçon aux souverains. Le roi de Sardaigne, duc de Savoie, ce Victor-Amédée, tantôt allié, tantôt ennemi de la France et de l’Autriche, et dont l’incertitude avait passé pour politique, lassé des affaires et de lui-même, abdiqua par un caprice, en 1730, à l’âge de soixante-quatre ans, la couronne qu’il avait portée le premier de sa famille, et se repentit par un autre caprice un an après. La société de sa maîtresse devenue sa femme, la dévotion, et le repos, ne purent satisfaire une âme occupée pendant cinquante ans des affaires de l’Europe. Il fit voir quelle est la faiblesse humaine, et combien il est difficile de remplir son cœur sur le trône et hors du trône. Quatre souverains, dans ce siècle, renoncèrent à la couronne : Christine, Casimir, Philippe V, et Victor, Casimir, Philippe V, et Victor-Amédée. Philippe V ne reprit le gouvernement que malgré lui ; Casimir n’y pensa jamais ; Christine en fut tentée quelque temps par un dégoût qu’elle eut à Rome ; Amédée seul voulut remonter par la force sur le trône que son inquiétude lui avait fait quitter. La suite de cette tentative est connue. Son fils, Charles-Emmanuel, aurait acquis une gloire au-dessus des couronnes, en remettant à son père celle qu’il tenait de lui, si ce père seul l’eût redemandée, et si la conjoncture des temps l’eût permis ; mais c’était, dit-on, une maîtresse ambitieuse qui voulait régner, et tout le conseil a prétendu être forcé d’en prévenir les suites funestes, et de faire arrêter celui qui avait été son souverain. Il mourut depuis en prison, en 1732. Il est très faux que la cour de France voulut envoyer vingt mille hommes pour défendre le père contre le fils, comme on l’a dit dans des Mémoires de ce temps-là. Ni l’abdication de ce roi, ni sa tentative pour reprendre le sceptre, ni sa prison, ni sa mort, ne causèrent le moindre mouvement chez les nations voisines. Ce fut un terrible événement qui n’eut aucune suite. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il est triste pour les princes chrétiens que Mahomet second ait rendu la couronne au sultan Amurat son père qui avait abdiqué, et qu’un duc de Savoie ait laissé mourir son père dans un cachot au lieu de lui rendre sa couronne.

 

           Tout était paisible depuis la Russie jusqu’à l’Espagne, lorsque la mort d’Auguste II (12), roi de Pologne, électeur de Saxe, replongea l’Europe dans les dissensions et dans les malheurs dont elle est si rarement exempte.

 

 

 

 

 

1 – Il y a dans ce chapitre beaucoup d’additions posthumes. (G.A.)

 

2 – Le régent, en 1722, avait fait le cardinal Dubois premier ministre. Où le compilateur des Mémoires de Maintenon a-t-il pris que Louis XIV, ayant donné un petit bénéfice, en 1792, à cet abbé Dubois, alors obscur, avait dit de lui : « Il ne s’attache point aux femmes qu’il aime ; s’il boit, il ne s’enivre pas ; s’il joue, il ne perd jamais. » Voilà de singulières raisons pour donner un bénéfice. Peut-on faire parler ainsi Louis XIV ? et ce monarque jetait-il la vue sur l’abbé Dubois ? D’ailleurs l’abbé Dubois n’était ni joueur ni buveur.

 

3 – Réminiscence du portrait du régent dans la Henriade, chant VII :

 

Facile et non pas faible, ardent, plein de génie,

Trop ami des plaisirs et trop des nouveautés.

 

(G.A.)

 

4 – Le régent n’eut jamais un pareil projet. « Ceux qui lui succédèrent, dit M. Michelet, ont soutenu, pour le rendre odieux, qu’il eût rappelé Lass, qu’il pensait au papier-monnaie. Mais de cela aucune preuve. » Il ne faut pas s’étonner que Voltaire, partisan de M. le Duc, accrédite ce bruit. (G.A.)

 

5 – « Un simple précepteur, dit M. Michelet, avait transféré le royaume. Fleury avait d’un mot (que le roi ne dit même pas, approuva seulement) créé M. le Duc. Et cela sans conseil. nulle délibération. Les ministres ignorèrent qu’on faisait le premier ministre. » (G.A.)

 

6 – Les Condés eussent ainsi porté un double coup aux d’Orléans. (G.A.)

 

7 – Les historiens ne parlent pas de cette intrigue. Voltaire pourtant ne la rapporte pas sur un ouï dire, puisque, familier de madame de Prie, il a dû être témoin des démarches. (G.A.)

 

8 – Entre autres le dernier maréchal d’Estrées du nom de Letellier. Le mariage manqua, parce qu’on ne voulut par faire duc et pair le comte d’Estrées en considération de cette alliance. La princesse, devenue reine, le traita toujours avec distinction, et comme un homme qui, dans son infortune, s’était occupé du soin de l’adoucir (K.) – Le passage auquel se rapporte cette note est posthume. (G.A.)

 

9 – M. Michelet l’appelle un brutal chien de meute, violent, aveugle, borné. Ses amusements frisaient de près l’assassinat. Il s’avisa un jour de flamber une femme. (G.A.)

 

10 – C’est pendant toute cette crise que Voltaire fut insulté par un Rohan, jeté à la Bastille pour la seconde fois, et, sans appui, contraint de fuir en Angleterre. On peut donc dire qu’il fut enveloppé dans la disgrâce de Monsieur le Duc, quoique celui-ci ne tombât que deux mois après. (G.A.)

 

11 – Dans quelques livres étrangers, on a confondu le cardinal de Fleury avec l’abbé Fleury, auteur de l’Histoire de l’Eglise, et des excellents discours qui sont si au-dessus de son histoire. Cet abbé Fleury fut confesseur de Louis XV : mais il vécut à la cour inconnu ; il avait une modestie vraie, et l’autre Fleury avait la modestie d’un ambitieux habile. – Voltaire déclare dans son Supplément qu’il a parlé du cardinal de Fleury comme s’il l’avait comblé de bienfaits ; en vérité, cet aveu surprend en face de ce portrait. (G.A.)

 

12 – Ou plutôt, Auguste Ier. (G.A.)

Commenter cet article