FACÉTIE - Les chevaux et les ânes, ou étrennes aux sots
Photos de FABRICE
LES CHEVAUX ET LES ÂNES,
OU ÉTRENNES AUX SOTS.
(1)
‒ 1761 ‒
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A ces beaux jeux inventés dans la Grèce,
Combats d’esprit, ou de force, ou d’adresse,
Jeux solennels, écoles des héros,
Un gros Thébain, qui se nommait Bathos (2),
Assez connu par sa crasse ignorance,
Par sa lésine, et son impertinence,
D’ambition tout comme un autre épris,
Voulut paraître, et prétendit au prix.
C’était la course.
Un beau cheval de Thrace,
Aux crins flottants, à l’œil brillant d’audace,
Vif et docile, et léger à la main,
Vint présenter son dos à mon vilain.
Il demandait des housses, des aigrettes,
Un beau harnais, de l’or sur ses bossettes.
Le bon Bathos quelque temps marchanda.
Un certain âne alors se présenta.
L’âne disait : « Mieux que lui je sais braire,
Et vous verrez que je sais mieux courir ;
Pour des chardons je m’offre à vous servir »
Mon Bathos le préfère.
Sûr du triomphe, il sort de sa maison :
Voilà Bathos monté sur son grison.
Il veut courir. La Grèce était railleuse :
Plus l’assemblée était belle et nombreuse,
Plus on sifflait. Les Bathos en ce temps
N’imposaient pas silence aux bons plaisants.
Profitez bien de cette belle histoire,
Vous qui suivez les sentiers de la gloire ;
Vous qui briquez ou donnez des lauriers,
Distinguez bien les ânes des coursiers.
En tout état et dans toute science,
Vous avez vu plus d’un Bathos en France ;
Et plus d’un âne a mangé quelquefois
Au râtelier des coursiers de nos rois.
L’abbé Dubois, fameux par sa vessie (3),
Mit sur son front, très atteint de folie,
La même mitre, hélas ! qui décora
Ce Fénelon que l’Europe admira.
Au Cicéron des oraisons funèbres (4),
Sublime auteur de tant d’écrits célèbres,
Qui succéda dans l’emploi glorieux
De cultiver l’esprit des demi-dieux ?
Un théatin, un Boyer (5). Mais qu'importe,
Quand l’arbre est beau, quand sa sève est bien forte,
Qu’il soit taillé par Bénigne ou Boyer,
De très bons fruits viennent sans jardinier.
C’est dans Paris, dans notre immense ville,
En grands esprits, en sots toujours fertile,
Mes chers amis, qu’il faut bien nous garder
Des charlatans qui viennent l’inonder.
Les vrais talents se taisent, ou s’enfuient,
Découragés des dégoûts qu’ils essuient.
Les faux talents sont hardis, effrontés,
Souples, adroits, et jamais rebutés.
Que de frelons vont pillant les abeilles !
Que de Pradons s’érigent en Corneilles !
Que de Gauchats (6) semblent des Massillons !
Que de Le Dains (7) succèdent aux Bignons !
Virgile meurt, Bavius le remplace.
Après Lulli nous avons vu Colasse ;
Après Le Brun, Coypel obtint l’emploi
De premier peintre ou barbouilleur du roi.
Ah ! mon ami, malgré ta suffisance,
Tu n’étais pas premier peintre de France.
Le lourd Crevier (8), pédant crasseux et vain,
Prend hardiment la place de Rollin,
Comme un valet prend l’habit de son maître.
Que voulez-vous, chacun cherche à paraître.
C’est un plaisir de voir ces polissons
Qui du bon goût nous donnent des leçons :
Ces étourdis calculants en finance,
Et ces bourgeois qui gouvernent la France ;
Et ces gredins qui, d’un air magistral,
Pour quinze sous griffonnant un journal,
Journal chrétien, connu par sa sottise,
Vont se carrant en princes de l’Eglise ;
Et ces faquins, qui d’un ton familier,
Parlent au roi du haut de leur grenier.
Nul à Paris ne se tient dans sa sphère,
Dans son métier, ni dans son caractère ;
Et, parmi ceux qui briguent quelque nom,
Ou quelque honneur, ou quelque pension,
Qui des dévots affectent la grimace,
L’abbé La Coste (9) est le seul à sa place.
Le roi, dit-on, bannira ces abus :
Il le voudrait ; ses soins sont superflus.
Il ne peut dire en un arrêt en forme :
« Impertinents, je veux qu’on se réforme,
Que le Journal de Trévoux soit meilleur,
Guyon (10) moins plat, Moreau (11) plus fin railleur.
La cour enjoint à Jacque hétérodoxe (12)
De courir moins après le paradoxe ;
Je lui défends de jamais dénigrer
Des arts charmants qui peuvent l’honorer ;
Je veux, j’entends que, sous mon règne auguste,
Tout bon Français ait l’esprit sage et juste ;
Que nul robin ne soit présomptueux,
Nul moine fier, nul avocat verbeux.
Ouï le rapport, dans mon conseil j’ordonne
Que la raison s’introduise en Sorbonne,
Que tout auteur sache me réjouir,
Ou m’éclairer ; car tel est mon plaisir. »
Un tel édit serait plus inutile
Que les sermons prêchés par La Neuville (13).
Donc on aurait grande obligation
A qui pourrait par exhortation,
Par vers heureux, et par douce éloquence,
Porter nos gens à moins d’extravagance,
Admonester par nom et par surnom
Ces ennemis jurés de la raison.
On pourrait dire aux malins molinistes,
A leurs rivaux les rudes jansénistes,
Aux gens du greffe, aux universités,
Aux faux dévots, d’honnêtes vérités.
Je les dirai, n'en soyez point en peine ;
Chacun de vous obtiendra son étrenne.
Messieurs les sots, je dois, en bon chrétien,
Vous fesser tous, car c’est pour votre bien.
Par M. le ch. De M….RE (14), cornette de cavalerie,
et, en cette qualité,
Ennemi juré des ânes.
A Paris, le 1er Janvier 1762, pour vos étrennes.
1 – Cette pièce fut distribuée aux amis en décembre 1761 et janvier 1762. (G.A.)
2 – Voltaire veut désigner Crevier, qui l’avait insulté dans son Histoire de l’Université. (G.A.)
3 – Vers célèbre. (G.A.)
4 – Bossuet. (G.A.)
5 – Boyer, moine imbécile, que le cardinal de Fleury fit précepteur du dauphin, et désigna en mourant pour ministre de la famille. Des dévotes lui avaient fait obtenir l’évêché de Mirepoix, qu’il quitta en venant à la cour. Il était l’ennemi déclaré de toute espèce de mérite, et persécuta violemment Voltaire. (K.)
6 – Gauchat, mauvais auteur de quelques brochures.
7 – Nom d’un avocat qui prononça un plaidoyer pour faire rayer du tableau un de ses confrères, convaincu d’avoir prouvé que l’ex-communication des comédiens du roi, pensionnaires de sa majesté, est abusive et contraire aux libertés de l’Eglise gallicane. Le Dain fut hué, mais il réussit à faire rayer son confrère. (K.)
8 – Crevier, mauvais auteur d’une histoire romaine et d’une histoire de l’Université, et beaucoup plus fait pour la seconde que pour la première. Il a depuis fait un libelle contre le célèbre Montesquieu, dans lequel il s’efforce de prouver que Montesquieu n’était pas chrétien. Voilà un beau service que cet homme rend à notre religion, de chercher à nous convaincre qu’elle était méprisée par un grand homme. La monture de Bathos paraît assez convenable à ce monsieur. (V.)
9 – L’abbé La Coste, qui a travaillé à l’Année littéraire, de présent employé à Toulon sur les galères du roi. (V.)
10 – Auteur de l’Oracle des nouveaux philosophes. Cet oracle était Voltaire. (G.A.)
11 – Moreau, avocat au conseil. Il a beaucoup écrit en faveur des fermiers-généraux et contre la philosophie. Il est l’auteur du Catéchisme des cacouacs. Dans ses livres sur l’histoire de France, il s’est permis d’altérer et de déguiser les monuments de nos anciennes annales, comme si l’autorité royale avait besoin d’être soutenue par des mensonges : ses livres ont eu le sort qu’ils méritaient, ils ont été méprisés et payés. On a de lui quelques jolis couplets dans le genre flagorneur. (K.)
12 – Jean-Jacques Rousseau. (G.A.)
13 – Charles-Frey de Neuville, jésuite célèbre alors par des sermons remplis d’antithèses, où l’on rencontre de loin en loin quelques traits heureux ; d’ailleurs peu fanatique, et plus homme de lettres que jésuite. (K.)
14 – Voltaire avait écrit d’abord Molmire. (G.A.)