CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1763 - Partie 1

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à Madame la comtesse d’Argental.

 

A Ferney, 2 Janvier 1763.

 

          Madame l’ange, le bon homme V. répond à la belle lettre, bien éloquente, bien pensée, bien agréable, que vous avez adressée à ma nièce, en attendant qu’elle vous remercie elle-même.

 

          1°/ Il est vrai que j’ai toujours pensé que mes deux anges favorisaient beaucoup mon demi-philosophe. Comment ne l’aurais-je pas cru, puisque mes deux anges me l’ont proposé ? Ils savent à présent de quoi il est question, mais notre demi-philosophe n’en sait rien, et n’en saura rien, si la chose ne se fait pas.

 

          Ce qui nous peut intriguer un peu, c’est que votre capitaine a fait confidence de son dessein coquet (1) à M. Micault, aide-major de l’armée d’Estrées, son compatriote, neveu de Montmartel, qui est à Genève au nombre des patients de Tronchin. M. Micault en a parlé en secret à une dame qui se porte bien, laquelle l’a redit en secret à une autre dame discrète ; de sorte que notre secret est public, et que si le mariage manque, la longue cohabitation dans le même château pourra faire grand tort à notre enfant, qui est bien loin de mériter ce tort, et qui est digne assurément de l’estime et de l’amitié de tous ceux qui la connaissent. Elle raisonne sur tout cela fort sensément ; elle se conduit avec sagesse. Je n’ai point connu de plus aimable naturel, et de plus digne de votre protection.

 

          Le futur, comme j’ai déjà dit, n’a rien. Je me trompe, il a des dettes, et ces dettes étaient inévitables à l’armée. Je le crois honnête homme : j’espère qu’il se conduira très bien. Mais, encore une fois, il n’a que des dettes, une compagnie qui probablement sera réformée, un père et une mère qui ont l’air de ne laisser de longtemps leur mort à pleurer à leur philosophe, qui se sont donné mutuellement leur bien par contrat de mariage, et qui ont une fille qu’ils aiment.

 

Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes.

 

Cinna, act. I, sc. III.

 

          2°/ Vous pensez bien que je souhaite que l’édition de Pierre vaille beaucoup à Marie. Mais, si nous avons compté sur tous les beaux seigneurs français qui ont donné leurs noms, nous sommes un peu loin du compte : la plupart n’ont rien payé ; quelques-uns ont payé pour un exemplaire, après avoir souscrit pour cinq ou six.

 

          Monsieur le contrôleur-général (2) a fait pis : il a écrit qu’il fallait que les frères Cramer lui envoyassent deux cents exemplaires pour lesquels le roi a souscrit ; qu’il les paierait en papiers royaux, à quarante francs l’exemplaire, tandis qu’on les paie, argent comptant, quarante-huit livres. Si ce ministre fait toujours d’aussi bonnes affaires pour le roi, sa majesté sera très à son aise.

 

          Philibert Cramer, très beau garçon, quoique un peu bossu, devait solliciter les paiements à Paris : mais c’est un seigneur aussi paresseux qu’aimable, et plus attaché à l’hôtel de La Rochefoucauld qu’aux vers de Corneille. Il a de l’esprit, du goût ; il n’aime ni Héraclius ni Rodogune, et a renoncé à la dignité de libraire. Leurs sacrées majestés, l’empereur et l’impératrice, ont souscrit pour deux cents exemplaires, et la caisse impériale n’a pas donné un denier. J’ai pressé les Cramer d’agir, mais il n’y a eu de souscriptions que celles que j’ai procurées. Cependant je sue sang et eau depuis un an ; je sacrifie tout mon temps. Il me faut commenter trente-trois pièces, traduire de l’espagnol et de l’anglais, rechercher des anecdotes, revoir et corriger toutes les feuilles, finir l’Histoire générale et celle du Czar Pierre, travailler pour les Calas, faire des tragédies, en retoucher, planter et bâtir, recevoir cent étrangers, le tout avec une santé déplorable. Vous m’avouerez que je n’ai guère le temps d’écrire à des souscripteurs, que c’est aux Cramer à s’en charger. Je leur ai donné des modèles d’avertissement ; ils ne s’en sont pas encore servis ; il faut prendre patience.

 

          3°/ J’ai toujours bien entendu qu’on ferait, sur le produit, une pension au père et à la mère, et cette pension sera plus ou moins forte, selon la recette. Si mademoiselle Corneille a quarante mille francs de cette affaire, il faudra remercier sa destinée ; si la somme est plus forte, il faudra bénir Dieu encore davantage. Nous avons déjà donné soixante louis au père et à la mère. Les frais sont grands, la recette médiocre. Les Cramer nous donneront un compte en règle.

 

          Je baise bien humblement le bout des ailes de mes anges. Je suis leur créature attachée jusqu’au dernier moment de ma drôle de vie.

 

 

1 – D’épouser Marie Corneille. (G.A.)

2 – Bertin. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Damilaville.

 

A Ferney, 2 Janvier 1763.

 

          J’ai reçu, mon très cher frère, le petit chapitre concernant l’Encyclopédie (1), et j’ai retranché sur-le-champ le petit article où je combattais les droits du parlement, quoique je sois bien persuadé que le parlement n’a aucun droit sur les privilèges du sceau ; mais je ne veux point compromettre mes frères. Je sais fort bien que quand on s’avise de prendre le parti de l’autorité royale contre messieurs, messieurs vous brûlent, et le roi en rit. D’ailleurs, dans le petit chapitre des billets de confession, et des querelles parlementaires et épiscopales (2), j’ai dit assez rondement la vérité. J’ai peint les uns et les autres tout aussi ridicules qu’ils étaient, sans pourtant y mettre de caricature.

 

          J’ai une envie extrême de lire un mémoire que M. Loyseau fit, il y a quelques années, pour mademoiselle Allyot, de Lorraine. J’ai connu cette demoiselle à Lunéville ; et le style de M. Loyseau augmente ma curiosité. Je demande en grâce de M. Loyseau.

 

          J’attends la Population (3) de M. de Beaumont. Ce livre sera sans doute ma condamnation. Je n’ai point peuplé, et j’en demande pardon à Dieu. Mais aussi la vie est-elle toujours quelque chose de si plaisant qu’il faille se repentir de ne l’avoir pas donnée à d’autres ?

 

          Nous touchons, je crois, à la décision du conseil sur l’affaire des Calas. Est-il vrai qu’il faudra préalablement faire venir les pièces de Toulouse ? Ne sera-ce pas plutôt après la révision ordonnée que le parlement de Toulouse sera obligé d’envoyer la procédure ?

 

          Au reste, mes frères, gardez-vous bien de m’imputer le petit livre sur la Tolérance, quand il paraîtra. Il ne sera point de moi, il ne doit point en être. Il est de quelque bonne âme qui aime la persécution comme la colique.

 

          Si l’Histoire du Languedoc  (4) arrive à temps, elle pourra servir aux Calas, en fournissant un petit résumé des horreurs visigothes languedociennes.

 

          Frères Thieriot se tue à écrire ; dites-lui qu’il se ménage. Cependant, raillerie à part, je lui pardonne s’il mange bien, s’il dort bien, et surtout si son frère m’écrit.

 

          J’embrasse tous les frères. Ma santé est pitoyable. Ecr. L’inf…

 

 

P.S. – Il y a un petit mémoire incendié d’un président au mortier ou à mortier (5), frère peu sensé de l’insensé d’Argens. Je ne hais pas à voir les classes du parlement se brûler les unes les autres en cérémonie ; cela me paraît fort plaisant, et digne de notre profonde nation : mais vous me feriez surtout un plaisir extrême de m’envoyer par la première poste le mémoire du président au mortier.

 

 

1 – Voyez les Fragments sur l’histoire, chapitre XXII. (G.A.)

2 – C’est aujourd’hui le chapitre XXXVI du Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

3 – Mémoire par Elie de Beaumont. (G.A.)

4 – Qu’il avait demandée. (G.A.)

5 – Le marquis d’Aiguilles, frère du marquis d’Argens. Il était président au parlement d’Aix, et ses Mémoires en faveur des jésuites avaient été condamnés au feu par ses confrères. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 5 Janvier 1763.

 

 

          O mes anges ! ce n’est pas ma faute, si nous avons cru, madame Denis et moi, que vous vous intéressiez au demi-philosophe qui est arrivé sous vos auspices, qui nous a dit venir de votre part, et qu’il fallait conclure subito, allegro, presto, qu’il n’attendait qu’une lettre de son père, et que cette lettre viendrait dans trois jours.

 

          Ce père est l’homme du monde qui dépense le moins en papier et en encre ; il y a un an qu’il n’a écrit à M. son fils. Il lui faisait une pension de mille livres avant d’avoir payé sa compagnie, et, depuis ce temps, il lui retranche sa pension. Ce fils n’a donc que sa compagnie qu’on va réformer, trois chevaux que nous nourrissons, et des dettes. La philosophie est quelque chose, je l’avoue ; mais cette philosophie est celle de M. de Valbelle (1) et de mademoiselle Clairon, qui ont imaginé d’envoyer le capitaine faire main-basse sur la recette des souscriptions, recette qui n’est pas prête, comme je l’ai mandé à mes anges. Je ne crois donc pas que je puisse lui dire :

 

 

Mettez-vous là, mon gendre, et dîner avec moi.

 

 

Tout cela ne laisse pas d’être triste, parce qu’on sait tout, et que cette aventure peut aisément être tournée en ridicule par les malins, dont le nombre est grand.

 

          Vous croyez donc que je vais aux Délices, et que je suis assidu auprès de M. le duc de Villars ? Je suis assiégé par quatre pieds de neige, à perte de vue, et je la fais ranger pour transporter des pierres. Je me console d’ailleurs de mes quatre pieds autour de moi, en considérant les délices de la Suisse, qui consistent, comme vous savez, en quarante lieues de montagnes de glace qui forment mon horizon hyperboréen. Le duc de Villars a quitté les Délices :

 

Tout auprès de son juge il s’est venu loger,

 

RAC., les Plaid., act. I, sc. V.

 

dans une maison assez convenable à un valet de chambre retiré du monde. Il vient quelquefois dîner à Ferney ; mais, tant que j’aurai mes neiges, je n’irai point chez lui. Je suis d’ailleurs très malingre, et assurément plus que lui, malgré ses convulsions de Saint-Médard ; et observez qu’il n’a que soixante ans, et que j’en ai bientôt septante, quoi qu’on die.

 

          O mes anges ! tant que mon vieux sang circulera dans mes vieilles veines, mon cœur sera à vous. Mais, à présent, comment renvoyer notre jeune soudard au milieu des glaces et des neiges ? savez-vous bien que cela est embarrassant ? Tout ce qui m’arrive est comique ; Dieu soit béni ! Je remercie M. de Parcieu (2), et je n’ai que faire de lui pour savoir que la vie est courte.

 

          Pour ce nigaud de Laugeois, neveu de Laugeois, vous pouvez avoir la bonté de m’envoyer son rabâchage davidique (3), en deux envois, contre-signés duc de Praslin. Je mettrai sa prose à côté des chansons hébraïques (4) de Le Franc de Pompignan.

 

          Mes chers anges, seriez-vous assez bons pour m’envoyer ce mémoire d’un président au mortier (5), incendié par vos présidents au mortier ? cela doit être divertissant.

 

          Portez-vous bien, mes anges ; c’est là le grand point.

 

          Respect et tendresse.

 

 

1 – Amant de mademoiselle Clairon. (G.A.)

2 – Auteur d’un Essai sur les probabilités de la vie humaine, 1746. (G.A.)

3 – Traduction nouvelle des Psaumes de David. (G.A.)

4 – Poésies sacrées, 1751. (G.A.)

5 – Boyer d’Aiguilles. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin.

 

Dans les neiges, 5 Janvier 1763.

 

          Ma main n’a pas suivi mon cœur ; tout ce que je souhaite, c’est que votre excellence daigne être fâchée de ma paresse. J’ai été malade, j’ai travaillé, j’ai voulu vous écrire de jour en jour, et je ne l’ai point fait. Je suis très coupable envers moi, car je me suis privé d’un très grand plaisir. Si vous étiez à Paris, j’aurais bien plus d’amitié pour Olympie et pour le Droit du Seigneur. Les entrailles paternelles s’émouvraient bien davantage pour mes enfants quand vous en seriez le parrain. Tout ce que je crains, c’est d’acquérir de l’indifférence avec l’âge : l’indifférence glace les talents. Qui voit les choses de sang-froid n’est bon que pour votre illustre métier.

 

 

Le ministère, à ce qu’on dit,

Veut une âme tranquille et sage,

Tandis que mon métier maudit

En veut une ardente et volage.

Vous n’employez que des raisons

Quand il faut vous ouvrir ou feindre ;

Je ne peins que des passions :

Il faut les sentir pour les peindre.

 

 

          Et des passions ! il y a longtemps que je n’en ai plus. Vous, monsieur, qui en avez une si belle, et que la plus charmante ambassadrice du monde doit inspirer, c’est à vous de faire des vers.

 

Malgré mon âge décrépit,

J’en ferais bien aussi pour elle,

Si vous me donniez votre esprit

Et votre grâce naturelle.

 

          J’aurai quelque chose à vous envoyer le mois prochain ; mais comment m’y prendrai-je ? Ce mois-ci vous n’aurez rien. Je n’ai que des neiges ; j’en suis entouré, et elles passent dans ma tête. Peut-être en avez-vous autant à Turin ; et je ne sais si vous direz de la neige du Piémont ce que le cardinal de Polignac disait de la pluie de Marly (1). M. et madame d’Argental ont cru que je plaisantais en vous suppliant de leur envoyer le Droit du Seigneur. Ils l’avaient en effet, mais ils n’avaient pas une si bonne copie que la vôtre. Mes anges d’ailleurs me rendent la vie bien dure ; ils me donnent des commissions comme on en donnerait au diable de Papefiguière (2) ; et des corrections pour cette pièce-ci, et des changements pour cette pièce-là, et des additions, et des retranchements. Mes anges, je ne suis pas de fer ; ayez pitié de moi.

 

          Je demande à votre excellence sa protection envers mes anges.

 

          Je vous souhaite force années heureuses, et je vous présente mon très tendre respect.

 

 

1 – « Elle ne mouille point. » (G.A.)

2 – Voyez Pantagruel, liv. IV, chap. XLV, XLVI, XLVII. (G.A.)

 

 

 

 

 

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