CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 33
Photo de KHALAH
à M. le comte d’Argental.
16 Décembre 1762.
O mes anges ! vous avez entrepris d’affubler mademoiselle Corneille du sacrement de mariage, seul sacrement que vous devez aimer. Mon demi-philosophe, que vous m’avez dépêché, n’est pas demi-pauvre, il l’est complètement. Son père n’est pas demi-dur, c’est une barre de fer. Il veut bien donner à son fils mille livres de pension ; mais, en récompense, il demande que je fasse de très grands avantages ; de sorte que je ne suis pas demi-embarrassé. Je n’ai presque à donner à mademoiselle Corneille que les vingt mille francs que j’ai prêtés à M. de La Marche, qui devraient être hypothéqués sur la terre de La Marche, et sur lesquels M. de La Marche devrait s’être mis en règle depuis un an ; au lieu que je n’ai pas même de lui un billet qui soit valable. Cela s’est fait amicalement, et les affaires doivent se traiter régulièrement.
Ces vingt mille francs donc, quatorze cents livres de rente déjà assurées, environ quarante mille livres de souscriptions, le marié et la mariée nourris, chauffés, désaltérés, portés (1) pendant notre vie, c’est là une raison qui n’est pas la raison sans dot ; et si un père qui ne donne rien à son fils le philosophe trouve que je ne donne pas assez, vous sentez, mes anges, que ce père n’est pas un homme accommodant.
Cependant il faut tâcher de faire réussir une affaire que vous m’avez rendue chère en me la proposant.
Notre futur a fait noblement son métier de meurtrier, tout comme un autre : puis il me paraît trop philosophe pour aimer beaucoup l’emploi de tuer du monde pour de l’argent et pour une croix de Saint-Louis. Je le crois très propre aux importantes négociations que nous avons avec la petitissime et très pédantissime république de Genève. Voici un temps favorable pour employer ailleurs M. de Montpéroux, résident à Genève. Il y a bien des places dont M. le duc de Praslin dispose. Il me semble que si vous vouliez placer à Genève notre futur, vous obtiendriez aisément cette grâce de M. le duc de Praslin : rien ne serait plus convenable pour les Génevois et pour moi, et surtout pour madame Denis, qui commence à trouver les hivers rudes à la campagne au milieu des neiges. Mademoiselle Corneille vous devrait son établissement, madame Denis et moi nous vous devrions la santé, M. de Vaugrenant vous devrait tout. Voyez, anges bienfaisants, si vous pouvez faire tant de bien, si M. le duc de Preslin veut s’y prêter. Vous pouvez faire quatre heureux, et c’est la seule manière de célébrer ce beau sacrement de mariage sous vos auspices ; sans cela l’inflexible père ne donnera point son consentement, et voici comment il raisonne : l’argent des souscriptions est peut-être peu de chose, et l’on ne saura que dans dix-huit mois à quoi s’en tenir. On ne veut guère articuler dans un contrat de mariage l’espérance d’un produit de souscriptions pour un livre imprimé par des Génevois. Les quatorze cents livres de rente qui appartiendront à mademoiselle Corneille ne sont que viagères ; elle n’aura donc que mille livres de rente à stipuler réellement.
Il pourra même pousser plus loin ses scrupules, s’il sait que le premier présent actuel de Dijon dispute à son père jusqu’à la propriété de la terre de La Marche. Notre sacrement est donc hérissé de difficultés, et toutes seraient aplanies par l’arrangement que j’imagine. Le sort de mademoiselle Corneille est donc entre les mains de mes anges.
Je baise le bout de leurs ailes avec plus de ferveur que jamais : il est vrai que je ne leur envoie point de tragédie pour les séduire. Je suis occupé à présent à faire un parc d’une lieue de circuit, qui a pour point de vue, en vingt endroits, dix, quinze, vingt, trente lieues de paysage. Si je peux trouver d’aussi belles situations au théâtre, vous aurez des drames ; mais laissons passer les plus pressés, et faisons-nous un peu désirer. Je sais bien que M. de Marigni (2) ne m’élèvera point de mausolée (3) ; mais mes anges diront : Il avait quelque talent, il nous aimait.
Au reste, je n’ai confié à personne qu’à vous mes propositions politiques. Tâchez de faire notre affaire : si vous voulez que M. de Vaugrenant et mademoiselle Corneille fassent des philosophes et des faiseurs de tragédies, donnez-nous la résidence de Genève. Mes anges, faites comme vous voudrez, comme vous pourrez ; pour moi, je suis à vos ordres, à vos pieds, à vos ailes jusqu’au dernier moment de ma vie.
N.B. – Madame Denis et mademoiselle Corneille ne sont pas si contentes que moi du demi-philosophe ; elles le trouvent sombre, duriuscule, peu poli, peu complaisant, marchandant, et marchandant mal ; mais si la résidence génevoise était attachée à ce mariage, nos dames pourraient être plus contentes. Enfin ordonnez.
1 – Voyez le Joueur de Regnard, act. III, sc. III. (G.A.)
2 – Frère de la Pompadour, intendant des bâtiments du roi. (G.A.)
3 – Comme à Crébillon. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
18 Décembre 1762.
Autres considérations présentées à mes anges au sujet du futur. Nos dames sont aujourd’hui beaucoup plus contentes : je l’avais bien prévu. Il avait fait un traité sur le mariage, que madame Denis prétendait ressembler au catéchisme d’Arnolphe dans l’Ecole des Femmes. Il s’est bien donné de garde de me lire ce rabâchage ; mais s’il épouse notre petite, nous lui ferons abjurer son catéchisme par une clause expresse du contrat, et il le brûlera en notre présence. Je crois que de notre demi-philosophe on pourra faire un philosophe complet, en rabotant un peu.
Je persiste à croire qu’on peut en toute sûreté l’employer aux grandes négociations avec la république de Genève. Mes anges, mon idée est divine ! mes anges, il plaira beaucoup aux Génevois, car il est sérieux, et il raisonne. Figurez-vous, encore une fois, combien cette place nous ajusterait. Allons, monsieur le duc de Praslin, faites quelque chose en faveur de Cinna, et des belles scènes d’Horace et de Pompée. Mes anges, regardez cette affaire comme la plus digne de vos soins angéliques.
Vous y réussirez, n’est-il pas vrai ? Mon Dieu, quel plaisir !
à M. Elie de Beaumont.
A Ferney, 19 Décembre 1762.
C’est une belle époque, monsieur, dans les courtes archives de la raison humaine, que votre empressement généreux et celui de vos confrères à protéger l’innocence opprimée par le fanatisme. Personne ne s’est plus signalé que vous. Non seulement vous êtes le premier qui ayez écrit en faveur des Calas, mais votre mémoire étant signé de quatorze avocats, devient une espèce de jugement authentique dont l’arrêt du conseil ne pourra guère s’écarter. M. Mariette a travaillé judiciairement pour le conseil, et M. Loyseau, en s’exerçant sur la même matière, rend un nouveau témoignage à la bonté de la cause et à votre générosité. Tout ce que j’ai lu de vous me rend très précieux tout ce que vous voudrez bien m’envoyer. Vous joignez la philosophie à la jurisprudence, et vous ne plaiderez jamais que pour la raison.
Je suis enchanté que vous soyez lié avec M. de Cideville ; son ancienne amitié pour moi me donnera de nouveaux droits sur la vôtre. Je présente mes respects à madame de Beaumont, et je vous jure que je vous donne toujours la préférence sur les autres de Beaumont (1), fussent-ils papes.
1 – Tels que Christophe de Beaumont, archevêque de Paris. (G.A.)
à M. le comte de Schowalow.
A Ferney, le 19 Décembre 1762.
Enfin donc, monsieur, j’aurai la consolation de ne point mourir sans avoir eu l’honneur de vous voir. J’étais fort malade quand j’ai reçu par M. le prince Gallitzin les douces espérances que vous m’avez données. Je vous ai déjà dit, je crois, du moins j’ai dû vous dire, que vous êtes, pour les arts de l’esprit et de l’agrément, ce que Pierre-le-Grand a été pour la police de son empire : la différence sera que vous voyagerez chez les nations étrangères avec plus de connaissance et de goût que vous n’en trouverez peut-être dans la plupart des pays que vous verrez. Je me flatte, monsieur, que vous aurez la bonté de m’informer du temps de votre départ. Vous passerez sans doute par l’Allemagne et par Genève pour aller en France : vous verrez tantôt des cours brillantes, et tantôt des ermitages rustiques. Je suis dans le dernier cas : vous ne verrez en moi qu’un philosophe champêtre ; vous passerez de la magnificence à la simplicité, mais songez que c’est dans cette simplicité champêtre que se trouvent la vérité et l’effusion du cœur. La vanité vous donnera ailleurs des fêtes ; mais la cordialité vous fera les honneurs de Ferney et des Délices. Si vous venez en hier, vous trouverez autant de neige que chez vous ; si vous venez au printemps, vous trouverez des fleurs.
Comme je suis précisément entre la France et l’Allemagne, je me flatte d’avoir l’honneur de vous voir à votre passage et à votre retour. Ce seront deux époques bien agréables dans ma vie. Cette espérance adoucit tous les maux auxquels la nature m’a livré ; je les souffre patiemment, et je vous désire ardemment. Votre excellence doit être bien persuadée des sentiments tendres et respectueux de votre, etc.
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 23 Décembre 1762.
Je ne peux rien ajouter, mes favorables anges, à tout ce que je vous ai dit sur le futur, sinon que je suis content de lui de plus en plus. Les bons caractères sont, dit-on, comme les bons ouvrages ; on en est moins frappé d’abord qu’on ne les goûte à la longue ; mais comme il n’a rien, et que de longtemps il n’aura rien, il est difficile de le marier sans la protection de M. le duc de Praslin, et c’est sur quoi nous attendons vos ordres.
En attendant, il faut que je vous parle de mademoiselle d’Epinay ou de l’Epinay (1) ; ce n’est pas pour la marier. M. le maréchal de Richelieu paraît avoir usé de ses droits de premier gentilhomme de la chambre avec cette infante ; il veut la payer en partie par les rôles qu’avait mademoiselle Gaussin dans les pièces de votre serviteur ; il me demande une déclaration en faveur de la demoiselle, et même au détriment de l’infante Hus. Dites-moi, mes souverains, ce que je dois faire. Jamais je n’ai été moins au fait du tripot, et moins en état d’y travailler. Il faut finir mes tâches prosaïques, et attendre l’inspiration. Je crois que, s’il arrivait malheur aux pièces nouvelles, les comédiens pourraient trouver quelque ressource dans le Droit du Seigneur et dans Mariamne, telle qu’elle est ; car je vous avoue que je trouve très bon que la Salome dise à Mariamne qu’elle ne la regarde plus que comme une rivale (2). C’est précisément cette rivalité dont il s’agit, c’est de quoi Salome est piquée ; et une femme à qui on joue ce tour dit volontiers à son adverse partie ce qu’elle a sur le cœur.
A l’égard de Zulime, pourquoi l’imprimer, si elle ne peut rester au théâtre ? et il me semble qu’elle ne peut y rester si on ne laisse la fin telle que je l’envoyai, et telle que nous l’avons jouée sur le théâtre de Ferney. Vous m’avouerez qu’il est dur pour un pauvre auteur qu’on change malgré lui ce qu’il croit avoir bien fait. Il peut se tromper, cela n’arrive que trop souvent ; mais vous savez qu’il n’en est pas moins sensible, et surtout quand il a vu l’effet heureux des choses qu’on veut rayer dans son ouvrage, et qu’on y substitue des corrections dont il est mécontent. Il a quelque droit d’être affligé.
Quant au duc de Foix rechangé en un autre personnage (3), n’est-ce pas un peu trop d’inconstance ? Souffrira-t-on plus aujourd’hui une méchante action dans un prince du sang qu’on ne la supporta autrefois ? n’y a-t-il pas des choses qu’il faut placer dans des temps éloignés, et qui révoltent quand elles sont présentées dans des temps éloignés, et qui révoltent quand elles sont présentées dans des temps plus récents ? ne vaut-il pas mieux mettre une proposition sanguinaire et barbare dans la bouche des Maures que dans celle des Anglais ? Ce sont les Maures qui demandent le sang du héros de la pièce ; ce sont eux qui exigent qu’un prince français leur sacrifie son frère. En vérité, je ne vois pas comment on pourrait supposer que des Anglais (qui se piquent aujourd’hui d’être une nation généreuse) pussent faire une telle proposition à un prince de la race qui est à présent sur le trône. Assurément le moment n’est pas propre ; ce n’est pas le temps d’insulter les Anglais. Je crois que nos princes du sang et le duc de Bedford seraient également indignés, et que le public le serait comme eux.
Si cette idée insoutenable est tombée dans la tête de Lekain, vous lui ferez comprendre sans doute à quel excès il se trompe. Cela lui arrive bien souvent. Je confierai volontiers des rôles aux Lekain et aux Clairon, mais je ne les consulterai jamais.
Croyez-moi, encore une fois, qu’ils jouent le Droit du Seigneur et Mariamne, s’ils n’ont rien de nouveau ce carême. Je tâche d’oublier Olympie, afin d’en mieux juger, et de vous l’envoyer plus digne de vous. J’ai presque achevé l’Histoire générale, que j’ai conduite jusqu’à la paix pour ce qui regarde les événements politiques, et jusqu’à l’arrêt singulier du parlement contre l’Encyclopédie pour ce qui concerne l’histoire de l’esprit humain. On finit d’imprimer Pierre-le-Grand. Je serai bientôt libre, et je me rendrai au tripot ; car, entre nous, je l’aime autant que vous l’aimez.
Puissé-je, en attendant, faire un épithalame ! mais cela dépend de M. le duc de Praslin. Voilà bientôt ce qu’on appelle le jour de l’an : je souhaite à mes anges toutes les félicités terrestres ; car, pour les célestes n’y comptons pas.
1 – Cette actrice avait débuté en 1761. En 1769, elle épousa Molé. (G.A.)
2 – Acte II, sc. II. (G.A.)
3 – En duc de Vendôme. (G.A.)
à M. Damilaville.
26 Décembre 1762.
Mon frère, renvoyez-moi, je vous prie, mon Moïse (1), et mon canevas de chapitre pour l’histoire, dûment revu par les frères.
Il me paraît que l’affaire des Calas prend un bon tour dans les esprits. L’élargissement des demoiselles Calas prouve bien que le ministère ne croit point Calas coupable ; c’est beaucoup. Il me paraît impossible à présent que le conseil n’ordonne pas la révision : ce sera un grand coup porté au fanatisme. Ne pourra-t-on pas en profiter ? ne coupera-t-on pas à la fin les têtes de cette hydre ?
Je certifie toujours que je n’ai reçu de frère Thieriot qu’un petit billet du 1er de Novembre. Je lui avais demandé la meilleure histoire du Languedoc ; car ce Languedoc est un peu le pays du fanatisme, et on pourrait y trouver de bons mémoires. Dieu merci, ce monstre fournit toujours des armes contre-lui-même.
Mon cher frère voudrait-il me faire avoir, presto, presto, un petit Dictionnaire des Conciles (2) qui a paru, je crois, l’année passée ? cela cadrerait fort bien avec mon Dictionnaire d’Hérésies (3). La théologie m’amuse, la folie de l’esprit humain y est dans toute sa plénitude.
Je voudrais savoir ce que frère Thieriot a fait d’un sermon dont il avait trois exemplaires ; il doit au moins avoir converti trois personnes.
Aimez-moi, mes chers frères ; écr. L’inf…
1 – L’article MOÏSE du Dictionnaire philosophique. (G.A.)
2 – Par Alletz. (G.A.)
3 – Il veut parler de son Dictionnaire philosophique auquel il travaillait. (G.A.)
à Madame de Florian.
29 Décembre 1762.
J’ai tort, ma chère nièce ; je n’ai pas rempli mon devoir ; mais si vous saviez tout ce qui m’est arrivé, vous me pardonneriez. Je vous souhaite à vous et au grand écuyer de Cyrus toute la félicité que vous méritez tous deux. On dit que d’Hornoy a le ventre d’un président, et qu’il ne sera pourtant pas conseiller au grand-conseil. L’abbé (1) est donc en retraite, dans son abbaye, avec une fille et des livres ? Je suis fort content de son Irène, et je le trouve très avisé, étant sous-diacre, de n’avoir pas donné au concile de Nicée tous les ridicules qu’il mérite. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’être dans les ordres sacrés, je n’épargne pas les impertinences de l’Eglise quand je les rencontre dans mon chemin. Je me suis fait un petit tribunal assez libre, où je fais comparaître la superstition, le fanatisme, l’extravagance, et la tyrannie. Je vous enverrai quelque jour Olympie, qui est dans un autre goût. Vous la verrez à peu près telle que nous l’avons jouée devant notre premier gentilhomme de la chambre, M. le maréchal de Richelieu.
Je m’occupe à présent de la tragédie des Calas, et je crois que le dénouement en sera heureux. Le ministère a déjà élargi ses filles. Ce mot d’élargir ne convient guère, mais cela veut dire qu’on les a tirées de la prison appelée couvent où on les avait renfermées. C’est un gage infaillible du gain du procès ; car si le ministère ne croyait pas Calas innocent, il n’aurait pas rendu les filles à la mère. Il est honteux que cette affaire traîne au conseil si longtemps : des juges ne doivent pas aller à la campagne quand il s’agit d’une cause qui intéresse le genre humain.
Je vous pardonne de tout mon cœur, ma chère nièce, de ne m’avoir point écrit quand vous étiez dans vos terres, car il faut que les lettres aient un objet ; et quand on a mandé qu’on a achevé son salon et meublé un appartement, on a tout dit. Mais à Paris, les nouvelles publiques, les pièces nouvelles, les nouvelles folies, les sottises nouvelles, sont un champ assez vaste, et vous peignez tout cela très joliment.
Il n’y a pas d’apparence que je puisse aller dans votre bruyante ville ; ni ma mauvaise santé, ni l’édition de Pierre Corneille, ni mes bâtiments, ni un parc d’une lieue de circuit, que je m’avise de faire, ne me permettent de me transplanter sitôt. Il faut au moins remettre ce voyage à une année, si la nature m’accorde une année de vie. Soyez sûre que toutes celles qui me pourront être réservées seront employées à vous aimer. Votre sœur vous embrasse aussi de tout son cœur.
1 – Mignot, qui venait de publier l’Histoire de l’impératrice Irène. (G.A.)
à M. M*** (1)
Je vois bien, monsieur, que les gens de lettres de Paris sont peu au fait des intrigues de la poste. Je reçus avant-hier deux lettres de vous, l’une du 6 Décembre, et l’autre du 5 Février. Je réponds à l’une et à l’autre.
Je vous dirai d’abord que vos vers sont fort jolis, et qu’il n’appartient pas à un malade comme moi d’y répondre. Vous me direz que j’ai répondu au prétendu abbé Culture ; c’est précisément ce qui me glace l’imagination : rien n’est si triste que de discuter des points d’histoire. Il faut relire cent fatras ; je crois que c’est cette belle occupation qui m’a rendu aveugle. Il a fallu réfuter ce polisson de théologien ; il faut toujours défendre la vérité, et jamais ne défendre son goût.
Je ne connais ni cet Examen de Crébillon, ni la platitude périodique dont vous me parlez. A l’égard des tragédies, je suis très fâché d’en avoir fait. Racine devrait décourager tout le monde ; je ne connais que lui de parfait, et quand je lis ses pièces, je jette au feu les miennes. L’obligation où j’ai été de commenter Corneille n’a servi qu’à me faire admirer Racine davantage.
Vous m’étonnez beaucoup d’aimer l’article FEMME dans l’Encyclopédie. Cet article n’est fait que pour déshonorer un article sérieux. Il est écrit dans le goût d’un petit-maître de la rue Saint-Honoré. Il est impertinent d’être petit-maître, mais encore plus de l’être si mal à propos.
Vous me dites, monsieur, dans votre lettre du 6 Décembre, que le roi m’a donné une pension de six mille livres. C’est un honneur qu’il ne m’a point fait, et que je ne mérite pas. Il m’a conservé ma charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre, quoiqu’il m’eût permis de la vendre, et y a ajouté une pension de deux mille livres ; cela est bien honnête, et je serais trop condamnable si j’en voulais davantage.
L’état où je suis ne me permet pas de longues lettres ; mais les sentiments que j’ai pour vous n’y perdent rien.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec toute l’estime que vous méritez, votre très humble et très obéissant serviteur. VOLTAIRE.
1 – Nous ne savons à qui cette lettre est adressée ni quelle est sa vraie date. En tout cas, elle est mieux placée à la fin de l’année 1762 qu’à la fin de l’année 1766 où on l’a toujours mise. Voltaire y parle en effet de l’Eloge de Crébillon, qui parut au mois d’août 1762, et de sa pension qu’on lui avait rendue en janvier de la même année. (G.A.)