CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 32
Photo de KHALAH
à M. Damilaville.
Le 30 Novembre 1762.
Mon frère, j’ai aussi prouvé par les faits (1), et j’espère que ces faits, rapportés avec fidélité dans l’Essai sur l’Histoire générale, feront plus d’impression sur les esprits bien faits que les détestables sophismes du m….. Houtteville, de l’Académie française. Ces faits font deviner au lecteur bien des vérités qu’on n’oserait lui dire. Les hommes s’attachent plus aux vérités qu’ils croient avoir découvertes, qu’à celles qu’on leur a enseignées. Cette seconde édition pourra faire du bien ; elle est augmentée de plus d’un tiers, et elle est de deux tiers plus hardie. Je vous l’enverrai dès qu’elle sera finie.
Voici, en attendant, un petit article (2) de la lettre M d’un Dictionnaire que j’avais fait pour mon usage ; je le soumets au grand frère Diderot. Ne pourrai-je point avoir quelque article manuscrit du Dictionnaire encyclopédique ?
Nardi parvus onyx eliciat cadum !
HOR., lib. IV, od. XII.
Je fus indigné des articles ÂME et ENFER du premier volume ; et c’est cet article ÂME, cet article sottement théologique, qu’un Omer accuse de matérialisme. Que ces absurdités me mettent en colère ! mais, patience ; il faut que la raison soit paisible.
Frère Thieriot m’avait promis de me faire avoir les Dialogues de cet imbécile saint Grégoire-le-Grand ; c’est un monument de bêtise que je veux avoir dans ma bibliothèque. Thieriot m’abandonne.
J’embrasse mes frères. Renvoyez-moi M, quand les frères l’auront lu.
1 – Allusion au titre de l’ouvrage de l’abbé Houtteville. (G.A.)
2 – L’article MOÏSE. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
Ferney, 2 Décembre 1762.
Pardonnez à un ami qui écrit si rarement. La philosophie et l’amitié en murmurent, mais elles n’en sont point altérées, et la mauvaise santé et l’âge ne sont que des excuses trop valables. Aimez toujours, monsieur, un solitaire que votre sagesse et les folies des hommes vous attachent pour jamais. Une espèce de colporteur suisse m’a dit qu’il vous avait envoyé, il y a un mois, une brochure. Je soupçonne, par le titre, que vous n’en serez pas trop content. C’est, dit-il, l’ouvrage d’un curé ; et ce n’est pas un prône (1). Vous lisez tout, bon ou mauvais, et vous pensez que, dans les plus méchants livres, il y a toujours quelque chose dont on peut faire son profit.
La paix va nous rendre les plaisirs, et ne fera pas de tort à la philosophie ; il vaut mieux cultiver sa raison que se battre. Je viens de détruire des maisons comme on faisait en Vestphalie ; mais je les ai changées en jardins, et à la guerre on ne les change qu’en déserts. Je vous souhaite, dans votre agréable retraite, des journées remplies et heureuses, des amis, qui pensent, l’exclusion des sots, et une bonne santé. Je m’imagine que cela est votre lot ; il ne manque au mien que d’être avec vous.
1 – Les Sentiments de Meslier. (G.A.)
à M. de Chenevières.
Ferney, 3 Décembre (1).
Mon cher ami, vous savez que je suis un mauvais correspondant ; mais je n’en suis pas moins un véritable ami, et je vous aime comme si je vous écrivais tous les jours.
Dieu merci, vous n’avez plus tant d’hôpitaux militaires à diriger ; on coupera moins de bras et de cuisses, on ne nous battra plus, et nos campagnes auront plus de cultivateurs ; c’est à quoi je m’intéresse plus particulièrement, parce que je suis un bon laboureur, et que je serais un fort mauvais soldat.
Je me fais à présent une espèce de parc d’environ une lieue de circuit, et je découvre de ma terrasse plus de vingt lieues. Vous m’avouerez que vous n’en voyez pas tant de votre appartement de Versailles. Voyez donc comme j’irai à Paris au printemps prochain ! Je me croirais le plus malheureux de tous les hommes, si je voyais le printemps ailleurs que chez moi. Je plains ceux qui ne jouissent pas de la nature et qui vivent sans la voir. Chacun vante la retraite ; peu savent y rester. Moi, qui ne suis heureux et qui ne compte ma vie que du jour où je vis la campagne, j’y demeurerai probablement jusqu’à ma mort, et ce sera le terme de mon amitié pour vous.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Damilaville.
6 Décembre 1762.
Mes frères, les Pensées tirées des objections diverses, etc., sont un excellent ouvrage. Il faut en tirer quelques exemplaires pour les sages ; mais je crois que rien ne fera jamais plus d’impression que le livre de Meslier. Songez de quel poids est le témoignage d’un mourant et d’un prêtre homme de bien. On dit qu’il paraîtra quelque chose (1) à l’occasion des Calas et des pénitents blancs, mais qu’on attendra que la révision ait été jugée.
Le docteur Tronchin m’a enfin mandé qu’il n’y avait point de guérison pour le petit enfant (2) à qui mon frère s’intéresse ; je souhaite que le docteur se trompe.
Qu’est-ce donc que ce drôle de fou qui traite le public comme Ajax traitait ses moutons (3), et qui tombe sur lui en furieux ? Il a donc fait une tragédie d’Ajax ? l’a-t-on mis aux Petites-Maisons ? comment se nomme-t-il ?
Est-il vrai qu’Elie de Beaumont est très courroucé de voir la famille Loyseau dans sa moisson (4) ? Mon cher frère, s’il est vrai, calmez ses douleurs ; représentez-lui que dans une affaire telle que celle des Calas, il est bon que plusieurs voix s’élèvent ; c’est un concert d’âmes vertueuses. Il s’agit de venger l’humanité, et non de disputer un peu de renommée. Il y aura place pour Beaumont et pour Loyseau dans le temple de la gloire et de la vertu, et aucun d’eux n’entrera dans la caverne de l’envie.
J’embrasse mon frère et mes frères.
P.S. – Il y a un enfant qui se dit petit-neveu de Corneille. Il demeure chez M. Noël, maître de pension, faubourg Saint-Marceau. Son nom est Vannier. Il demande un exemplaire de Corneille ; cela est assurément bien juste. Je prie très instamment mon frère de lui faire passer ce petit billet (5).
1 – Traité sur la Tolérance. (G.A.)
2 – Daumart. (G.A.)
3 – A propos de la chute de sa tragédie d’Ajax, Poinsinet de Sivry avait publié un Appel au petit nombre, ou Procès de la multitude. (G.A.)
4 – L’avocat Loyseau avait publié un mémoire en faveur des Calas. (G.A.)
5 – On n’a pas ce billet. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
10 Décembre 1762.
Mes divins anges, vous avez beau faire, on ne commande point au diable ; les sorciers seuls ont ce privilège, et c’est le diable qui me commande. Il s’empara de moi il y a bientôt dix-huit mois, et me fit faire en six jours la sottise que vous savez (1). J’étais ivre de mon ouvrage au septième ; mais l’âge m’a rendu un peu défiant, et surtout je me défie de moi-même. Mes chers anges, je vous parlais d’attendre au carême ; à présent je vous supplie de remettre à Pâques. Plus on attend, plus valent les tragédies. Vous ne chômerez point cet hiver. Vous avez Eponine, dont on dit beaucoup de bien. Il y a force tragédies, force comédies ; vous aurez le plaisir de voir des succès et des chutes. Souffrez que, cet hiver, je me donne tout entier à mon paradis de Ferney, au Czar Pierre, à Corneille, à l’Histoire générale ; quand j’aurai fait tout cela, et que ma tête sera libre, alors vous aurez tant de vers qu’il vous plaira. Sachez de plus, ô anges ! qu’il y a sur le métier un ouvrage à l’occasion des Calas (2) qui pourrait être de quelque utilité, à ce que disent les bons cœurs, et pour lequel on vous demandera votre suffrage et votre protection.
Je vous remercie historiquement de m’avoir confirmé la cession de la Floride. Quelle honte ! quelle guerre ! les ministères de Philippe III et de Philippe IV ne se conduisirent pas plus misérablement que les Espagnols d’aujourd’hui.
Oh ! que votre aimable duc de Praslin a bien fait de finir tant de pauvretés ! il a rendu service au genre humain, et surtout aux Français. Je me soucie très peu du Canada, je ne l’ai jamais aimé ; mais la paix nous devenait nécessaire comme le manger et le dormir. Je l’en remercie encore, et je suis enchanté que ce soit votre ami qui ait fait une si bonne œuvre.
Vous me dites toujours que je ne réponds point aux chefs d’accusation que je me fais sur Zulime, sur Mariamne. Je reverrai Mariamne et Zulime quand je retrouverai ma tête, j’entends ma tête poétique. A présent je suis tout prose ; me voilà cunctateur. Attendons : Zulime, Mariamne, Olympie, tout cela viendra si je vis. Savez-vous que je suis bien vieux ? Le duc de Villars, quoique plus jeune, est plus vieux que moi ; il a des convulsions de Saint-Médard à le faire canoniser par les jansénistes. Il souffre héroïquement ; il a dans les maux plus de courage que son père. Il y a bien des sortes de courage.
1 – Olympie. (G.A.)
2 – Traité sur la Tolérance. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Ferney, 13 Décembre 1762.
O mes anges ! l’épouseur (1) est arrivé : c’est un demi-philosophe. Il n’a rien pour le présent, mais il y a quelque apparence qu’il aura mademoiselle Corneille, et que mademoiselle Corneille aura plus que je ne vous avais dit. La terre qui doit revenir au philosophe est dans la Bresse, dans mon voisinage ; tout cadre à merveille. Le père ne donnera probablement à son fils que son approbation, et peu d’argent ; on y suppléera comme on pourra. Il est assez plaisant que je marie une nièce de Corneille ; c’est une plaisanterie que j’aime beaucoup.
Le demi-philosophe n’est point effarouché que la future ait fait peu de progrès dans la musique, dans la danse, et autres beaux-arts ; il ne danse, ni ne chante, ni ne joue : il est pour la conversation, et il veut penser.
Je pense qu’il conviendrait que M. le duc de Choiseul ne réformât pas la compagnie du futur ; il ne faut pas donner ce dégoût à Cinna, ce serait un triste présent de noces ; il est bon d’ailleurs de conserver des officiers qui ne sont pas des petits-maîtres.
Ma famille suisse, dont je vous avais parlé, va partir pour la Floride. C’est le plus beau des climats ; l’inquisition va en être bannie. Si je n’étais pas à Ferney, il me semble que j’irais à la Floride.
Conservez vos bontés à qui vous adore.
1 – Vaugrenant. (G.A.)
à M.Damilaville.
13 Décembre 1762.
O mon cher frère ! vous faites une action digne des beaux siècles de la philosophie. Je vous remercie au nom de la vérité et au mien. J’ai fait sur-le-champ transcrire votre écrit (1), qui m’enchante autant qu’il m’honore ; je vous renvoie le mien, qui sera bien honoré d’être à côté du vôtre ; il est mieux qu’il n’était, parce qu’il est conforme à vos remarques autant que je l’ai pu. On m’assure que l’impertinent ouvrage que vous daignez réfuter, et qui peut en imposer aux ignorants, est de la façon de Patouillet et de Caveyrac ; j’ai cru y reconnaître le style de l’abominable auteur de l’Apologie de la Saint-Barthélemy. Il est juste que de mon côté je serve un peu la philosophie et les frères. Je vais insérer dans l’Histoire générale un chapitre (2) sur les gens de lettres et sur l’Encyclopédie ; il sera fait de façon qu’Omer-Fleury en rougira, et ne pourra ni se fâcher ni nuire.
Le mémoire de Loyseau vient fort bien après les autres : ce sont trois batteries de canon qui battent la persécution en brèche. Je crois vous avoir déjà mandé qu’il paraîtrait en son temps, à l’occasion des Calas, un écrit sur la tolérance prouvée par les faits. O mes frères ! combattons l’inf… jusqu’au dernier soupir. Frère Thieriot est du nombre des tièdes ; il faut secouer son âme. Je n’ai reçu que douze lignes de lui depuis qu’il dort à Paris.
Joue-t-on encore Eponine ? l’opéra-Comique soutient-il toujours la gloire de la France ? Ecr. L’inf…
1 – Ce sont les Additions aux observations, etc., que Voltaire fit imprimer à la suite de ses Eclaircissements historiques. (G.A.)
2 – Voyez les FRAGMENTS SUR L’HISTOIRE, art. XXII. (G.A.)