CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 31
Photo de KHALAH
à M. le marquis de Chauvelin.
A Ferney, 22 Novembre 1762.
Bénies soient vos excellences, qui aiment notre tripot, et qui l’aiment au point de vouloir bien payer un port exorbitant pour une pièce médiocre (1) ! Le titre en est beau, je l’avoue ; mais je tiens avec vous, monsieur l’ambassadeur, qu’il vaut mieux être possesseur de madame de Chauvelin que d’avoir le droit des prémices de toutes les filles de village.
Quand vous serez bien las de cette comédie, ne pourriez-vous pas l’envoyer à M. d’Argental, sous l’enveloppe de M. le duc de Praslin ? Il pourra, en qualité d’amateur du tripot, se donner l’amusement de la faire jouer, pour divertir les Anglais qui sont à Paris.
Vous êtes un vrai ministre. Vous avez vite envoyé à M. d’Argental certain quatrième acte tragique sans m’en rien dire ; mais je m’en suis bien douté, et je vous jure que je vous ai pardonné ce tour de tout mon cœur. Je sens bien qu’il serait bon que ce quatrième acte fût aussi plein de fracas que les autres ; je veux laisser reposer quelque temps la pièce et moi. Les choses ont souvent besoin d’être quittées pour être senties. Vous avez un goût infini ; je suis aussi charmé de vos judicieuses réflexions que de vos bontés. Si j’avais autant de génie que vous avez de lumières, je vous assure qu’on verrait beau jeu. Mais avouez que le rôle d’Olympie ferait un effet merveilleux dans la bouche de madame l’ambassadrice, à Ferney. Vous m’avez promis de revenir à la paix ; la voilà faite. Quand ferons-nous venir les violons pour l’orchestre ? passerez-vous votre vie à Turin ? Vos amis de Paris n’auront point de repos s’ils ne vous revoient. La société de ce pays-là a besoin de vous ; vous en faites le charme, et il faut surtout que vous aidiez au bon goût à se maintenir : on dit qu’il va un peu en décadence. Vous me réchaufferez en passant. Je crois que je suis à présent le seul vieillard qui fasse des tragédies et qui plante. Je vous donne rendez-vous au printemps, moi, mes arbres, et mon théâtre. S’il me vient quelques idées bien tragiques cet hier, je vous consulterai sur-le-champ ; mais à présent c’est le quartier de l’histoire. Je m’amuse à peindre les sottises des hommes, et je vais jusqu’à l’année présente ; la matière est abondante. Adieu, monsieur ; conservez-moi des bontés qui font la consolation de ma vieillesse dans ma retraite, et de mes travaux. Je me mets aux pieds de madame l’ambassadrice.
1 – Le Droit du Seigneur. (G.A.)
à M. Damilaville.
28 Novembre 1762.
Salut mes frères en Dieu et en la nature. Je prie mon frère Thieriot de m’aider dans mes besoins, et de m’envoyer la meilleure Histoire du Languedoc ; cela ne sera peut-être pas inutile aux Calas, et pourra produire un écrit intéressant (1).
On a fini par se moquer de moi de ce que j’avais pris tant à cœur la tracasserie de la lettre (2) ; mais si je n’avais pas tant crié, on aurait peut-être crié contre moi. Il n’est pas mal de couper une tête de l’hydre de la calomnie dès qu’on en trouve une qui remue.
Je vous remercie, mon cher frère, de l’ouvrage odieux que je vous avais demandé, et dont j’ai reçu le premier volume. Je ne l’avais parcouru autrefois qu’avec mépris, je ne le lis aujourd’hui qu’avec horreur. Ce scélérat hypocrite (3) appelle, dans sa préface, la tolérance Système monstrueux. Je ne connais de monstrueux que le livre de ce misérable, et sa conduite digne de son livre. Notre frère Thieriot l’a vu autrefois m…. chez Laugeois ; je l’ai vu depuis secrétaire d’un athée, et il a fini par être l’avocat bavard de la superstition. On m’a dit que son détestable livre avait du crédit en Sorbonne ; c’est de quoi je ne suis pas surpris. Je me flatte au moins que ceux de mes frères qui travaillent à éclairer le genre humain, dans l’Encyclopédie, nous donneront des antidotes contre tous les poisons assoupissants que tant de charlatans ne cessent de nous présenter. J’achèverai ma vie dans la douce espérance qu’un jour un de nos dignes frères écrasera l’hydre. C’est le plus grand service qu’il puisse rendre au genre humain ; tous les êtres pensants le béniront.
Continuez, mon cher frère, à égayer la tristesse de votre emploi, et à vous soutenir par la solidité de la philosophie.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas !
VIRG., Georg., II.
Quoique je ne m’intéresse guère aux choses de ce monde, je serais pourtant curieux de savoir ce qu’est devenu le procès criminel du sieur Bigot (4). On disait que le peuple aurait la consolation de voir pendre un intendant ; mais je n’en crois rien.
Il me paraît que frère Thieriot a renoncé à la philosophie active. Il a raison de faire grand cas du dîner et du dormir : ce sont deux fort bonnes choses ; mais il faut trouver à son réveil quelques quarts-d’heure pour ses amis.
J’envoie à Esculape-Tronchin le mémoire à consulter ; mais songez que j’ai chez moi un parent de vingt et un ans auquel Esculape fit ouvrir la cuisse il y a deux ans, et qui suppure depuis ce temps-là sans pouvoir se remuer. Il est difficile de guérir de loin, quand on estropie de près. Tronchin est assurément un grand médecin, mais la médecine est souvent bien dangereuse.
Voulez-vous bien faire parvenir ces deux saintes épîtres à nos frères d’Alembert et Saurin ? J’embrasse en Platon, en Diagoras, notre grand frère Diderot.
1 – Le Traité sur la Tolérance. (G.A.)
2 – Toujours la lettre à d’Alembert. (G.A.)
3 – L’abbé Houteville, auteur de la Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits. (G.A.)
4 – Embastillé pour concussion au Canada, et condamné un an plus tard au bannissement avec restitution de plusieurs millions. (G.A.)
à M. Saurin.
A Ferney, 28 Novembre 1762.
Je vous sais très bon gré, mon cher confrère, d’avoir fait un Saurin, et je vous remercie tendrement de me l’avoir appris dans une si jolie lettre. Je suis de votre avis ; c’était un garçon qu’il vous fallait.
J’aime le sexe assurément,
Je l’estime, je sais qu’il brille
Par les grâces, par l’enjouement,
Que souvent d’esprit il pétille,
Qu’en ses défauts il est charmant :
Mais j’aime mieux garçon que fille.
Cela ne veut pas dire que je sois du goût de Socrate ou des jésuites ; j’entends seulement que je vous souhaitais un garçon.
Nous avons besoin de Saurins
Qui vengent la philosophie
De ces fanatiques gredins
Ergotants en théologie.
En vain depuis peu la Raison
Vient d’ouvrir en secret son temple ;
L’infâme Superstition,
Qu’un vulgaire hébété contemple,
Monte toujours sur ses tréteaux.
Elle nous vend son mithridate :
Chaumeix la suit, Omer la flatte,
Et des fripons et des cagots
En violet, en écarlate,
Sont ses Gilles et ses bedeaux.
Votre enfant, mon cher confrère, apprendra de vous à penser. Je fais mes compliments à la mère de donner à son fils ses beaux tétons : c’est encore là une sorte de philosophie qui n’est pas à la mode.
Vous devriez bien, avant que je meure, passer quelque temps à Ferney avec la mère et le fils. Les philosophes sont trop dispersés, et les ennemis de la raison trop réunis.
C’est une bonne acquisition que celle de l’abbé de Voisenon (1), tant qu’il se portera bien ; mais c’est un saint dès qu’il est malade.
J’ai ouï dire en effet beaucoup de bien d’une tragédie d’Eponine (2). Il faut au moins que la France brille par le théâtre ; c’est toute la supériorité qui lui reste. Je crois que vous avez assisté aux assemblées (3) où l’on a lu le Jules César de Gilles Shakespeare. J’enverrai incessamment l’Héraclius de Scaramouche Calderon ; cela vous amusera.
Je vous embrasse, mon cher confrère, de tout mon cœur.
1 – Qui fut élu le 4 Décembre membre de l’Académie Française, à la place de Crébillon. (G.A.)
2 – Elle fut jouée le 6 Décembre. (G.A.)
3 – De l’Académie. (G.A.)
à M. Pierre Rousseau.
Au château de Ferney, en Bourgogne,
Par Genève, 28 Novembre 1762.
Ce que vous m’apprenez, monsieur, me surprend beaucoup, si pourtant quelque chose dans ce monde doit nous surprendre. Je vous croyais à l’abri de tout dans le pays des Ardennes, et au milieu des rochers.
Je m’imaginais que M. le duc de Bouillon y était absolument le maître, et en état de vous favoriser. Vous me paraissiez avoir sa protection ; je ne vois pas ce qui a pu vous l’ôter. Si vous m’aviez averti plus tôt, j’aurais tâché de vous être utile ; il aurait été peut-être plus convenable à vos intérêts que vous eussiez accepté le château que je vous offrais dans le voisinage de Genève. Vous y auriez joui de la plus grande indépendance, et vous auriez eu les débouchés les plus sûrs pour le débit de votre Journal (1) ; mais votre dernier naufrage vous a conduit dans un port qui est bien au-dessus de tout ce que je pouvais vous offrir ; vous n’auriez eu chez moi que de la liberté, et vous avez à Manheim la protection d’un prince aussi éclairé que bienfaisant. Heureusement pour vous il n’y a dans le Palatinat que des jésuites allemands qui n’entendent pas le français, et qui ne savent que boire. Ne doutez pas que je n’aie l’honneur d’écrire à S.A.E. tout ce que je pense de vous et de votre journal. Je n’ai point ici la tragédie d’Olympie ; je l’ai envoyée à un de mes amis, dans le dessein de la corriger encore. Elle a servi aux amusements de monseigneur l’électeur palatin ; elle a même servi aux miens. Je l’ai fait jouer sur mon petit théâtre de Ferney ; mais ce n’est pas assez de s’amuser, il faut tâcher de bien faire, et cela est prodigieusement difficile. Je suis fâché qu’un autre prince dont vous parlez vous ait pris pour un wigh, et qu’il ait cassé vos vitres ; on s’attendait autrefois qu’il casserait celles de londres. Il paraît que les temps sont bien changés, et qu’il l’est encore davantage. Les horribles malheurs qu’il a essuyés doivent, ce me semble, consoler les particuliers qui ont à se plaindre de la fortune. Je m’intéresse extrêmement, monsieur, à tous les chagrins que vous avez essuyés ; et si mon faible suffrage peut contribuer à votre félicité à la cour de Manheim, vous pouvez y compter, comme sur mon estime et mon attachement.
1 – Le Journal encyclopédique. (G.A.)