CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 29
Photo de KHALAH
à M. le marquis de Chauvelin.
17 Octobre 1762.
Vous me donnez une furieuse vanité. Que votre excellence m’écoute. Je fis jouer cette famille d’Alexandre le jour que je vous envoyai le quatrième acte ; je m’aperçus que Statira, en s’évanouissant sur le théâtre, tuait la pièce : car pourquoi mourir quand votre fille vous dit qu’elle aime son mari, et qu’elle l’abandonne pour vous ? Je vis encore clairement que le duel proposé à la fin du troisième devenait ridicule au commencement du quatrième. Je confiai ma critique à M. le maréchal de Richelieu, qui me dit que ces défauts lui avaient fait la même impression, et qu’il me faudrait six mois pour les corriger. Je fus piqué des six mois : cette lenteur ne s’accorde pas avec ma manière d’être : je corrigeai en deux jours. Plus de duel à la fin du troisième acte, mais une scène attendrissante entre la mère et la fille. Olympie, en pleurant, avoue son amour.
OLYMPIE.
Hélas ! écoutez-moi.
STATIRA.
Que veux-tu ?
OLYMPIE.
Je vous jure
Par les dieux, par mon nom, par vous, par la nature,
Que je m’en punirai, qu’Olympie aujourd’hui
Répandra tout son sang plutôt que d’être à lui.
Mon cœur vous est connu ; je vous ai dit que j’aime.
Jugez par ma faiblesse, et par mon aveu même,
Si ce cœur est à vous, et si vous l’emportez
Sur mes sens éperdus, que l’amour a domptés !
Ne considérez point ma faiblesse et mon âge :
Du sang dont je naquis je me sens le courage.
J’ai pu vous offenser, je ne peux vous trahir,
Et vous me connaîtrez en me voyant mourir.
Act. III, sc. VI.
Remarquons que l’amour d’Olympie avait besoin d’être plus développé, pour être plus touchant.
N’oublions pas que Cassandre, en revenant, pour la seconde fois, pour enlever sa femme, faisait un mauvais effet, parce qu’on supposait alors qu’il était vainqueur d’Antigone, et qu’effectivement il ne l’était pas. Il a donc fallu supprimer tout cela, et mettre en récit son irruption dans le temple, l’effroi, l’évanouissement, et la mort de Statira : moyennant ces arrangements, tout est plus naturel, et rien ne me choque.
Vous voyez que je vous avais deviné ; et voilà ce qui me rend si vain. Reste à rendre Cassandre moins odieux, en lui faisant frapper Statira uniquement pour sauver son père. Je ne l’ai pas assez dit, et votre critique est excellente.
Pour l’amour emporté de Cassandre, qui jure d’enlever sa femme au troisième acte, et de l’arracher aux dieux et à sa mère, ce morceau a enlevé tous les suffrages, et même le mien : il est dans la nature, dans la passion, dans le caractère de Cassandre. Je ne diffère donc de vous que dans ce seul point : mais je suis bien moins échauffé sur une pièce que sur la reconnaissance que je vous dois. Votre goût m’enchante ; vous ne vous êtes pas rouillé à Turin. Mon Dieu ! que je voudrais vous jouer Olympie ! Madame l’ambassadrice daignerait-elle prendre ce rôle ? elle ferait fondre en larmes. Pourquoi ne pas venir passer huit jours à Ferney ? il n’y a qu’à dire qu’on est malade. Venez, venez ; nous donnerons de belles audiences à vos excellences. Venez, vous serez reçus comme il faut. La vie est courte ; pourquoi se gêner ? Vous m’avez enthousiasmé.
Mille tendres respects.
à M. Colini.
18 Octobre 1762.
Mon cher confident de Statira (1), je vous ai assassiné inutilement d’une petite partie des corrections faites à la famille d’Alexandre. Une tragédie ne se jette pas au moule : cela demande un temps prodigieux. Je ne veux plus en faire, mais je veux vous aimer toujours. V.
1 – Personnage d’Olympie. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, 27 Octobre 1762.
Je craindrais, monsieur, de vous écrire de l’autre monde, si je différais plus longtemps. La journée n’a que vingt-quatre heures ; j’en souffre dix-huit et je ne me porte pas trop bien pendant les six autres, malgré le docteur Tronchin et le régime le plus sévère.
Je fais comme les anciens Romains, qui donnèrent la comédie pour guérir de la peste. Mais apparemment que les spectacles ne sont bons que contre la peste, et ne valent rien contre l’accablement d’un homme de soixante et neuf ans : aussi tout mon plaisir se bornera à jouir de celui des autres. J’ai pourtant fait un effort pour écrire deux lettres à notre cher ami M. Goldoni. Je ne sais où le prendre, je ne sais où il loge à Paris ; il ne m’a point envoyé son adresse. Le voilà englouti dans le tourbillon de cette grande ville ; chacun sans doute le veut avoir, et je suis persuadé qu’il n’a pas un moment à lui.
Je voudrais bien que son voyage lui fût aussi utile qu’agréable, et que ma patrie eût la gloire de rendre solidement justice à son mérite.
Pour moi, je ne lui pardonnerai pas s’il ne revient point par Ferney. Je veux absolument avoir la consolation de m’entretenir de vous avec lui avant que je meure. On dit qu’il est aussi aimable par la douceur et la facilité de ses mœurs que par ses talents.
Je suis toujours émerveillé de la bonté qu’ont vos virtuoses de traduire la malheureuse pièce d’Idoménée ; c’est bien pis que d’admettre à sa table un ennuyeux parmi des gens d’esprit ; c’est aller soi-même choisir dans sa cuisine tout ce qu’il y a de plus mauvais, et se donner la peine de préparer de ses mains un fort méchant dîner.
Je n’ai pu, monsieur, vous envoyer la tragédie que je vous ai promise ; mes souffrances continuelles ne m’ont pas permis d’y mettre la dernière main, et j’ai bien peur qu’elle ne soit qu’une espèce d’Idoménée. Si M. Goldoni passe par chez moi, je la lui donnerai pour vous. Je vous jure que j’aurai la plus vive tentation d’accompagner M. Goldoni à Bologne ; et si j’étais un peu moins vieux et un peu moins malade, je ne résisterais pas à la tentation. Je suis né avec la passion des voyages ; vous l’augmentez furieusement en moi, et cependant il y a huit ans que je ne suis sorti de l’enceinte de mes montagnes.
Il faut que je sois un mauvais physicien, car j’avais imaginé que la ceinture des Alpes et du mont Jura serait une barrière contre les vents ; mais nous en avons ici d’épouvantables, et la faiblesse de mon tempérament ne s’en accommode guère. J’avais désiré de finir ma vie dans une entière liberté et dans un beau climat ; je n’ai que la moitié de ce que je désirais : cela est encore bien honnête. Je crois que Bologna la grassa vaut mieux que le pays de Gex, mais je crois surtout que vous l’embellissez. Votre goût pour la littérature, vos spectacles, vos fêtes, doivent attirer chez vous la meilleure compagnie d’Italie. Vous êtes à la fois auteur et protecteur : Mécène n’avait qu’un de vos avantages. Vous ne sauriez croire, monsieur, à quel point je vous révère ; j’ose encore ajouter que je prends la liberté de vous aimer de tout mon cœur. Jouissez longtemps de votre considération, de votre fortune, de votre mérite, et de vos plaisirs ; ce sont les vœux de votre serviteur le plus sincère et le plus tendre.
à M. Damilaville.
Octobre 1762.
Il est heureux que M. Mariette n’ait pas encore imprimé sa requête au conseil. C’est sur cette requête qu’on jugera. Les erreurs où M. de Beaumont peut être tombé seront rectifiées dans le mémoire juridique de M. Mariette.
La plus importante de ces erreurs, et peut-être la seule importante, est celle où M. de Beaumont, page 11, dit qu’à l’Hôtel-de-Ville il n’y eût point de serment prêté. Il ne faut pas, sans doute, donner lieu aux juges de Toulouse de demander raison d’une fausse imputation, et de faire voir que les accusés, ayant prêté serment, se sont parjurés, et surtout de dire que ce parjure est une des choses qui peuvent justifier leur arrêt rigoureux.
Il faut avouer que ce concert, cette unanimité des Calas à dire sous serment que Marc-Antoine a été trouvé étendu sur le plancher, tandis qu’en effet Marc-Antoine a été étranglé, est l’unique prétexte qui puisse en quelque sorte excuser l’arrêt du parlement de Toulouse. C’est ce mensonge qui a fait croire que Marc-Antoine avait été étranglé par sa famille ; c’est ce mensonge qui a fait passer le mort pour un martyr, et qui lui a fait décerner trois pompes funèbres. Voilà ce qui a mené Jean Calas au supplice. Il ne faut donc pas à ce mensonge funeste en ajouter un nouveau, qui pourrait faire succomber l’innocence dans la révision du procès.
M. Mariette est prié de consulter le mémoire de Donat Calas, et la Déclaration de Pierre Calas, page 23 : « Mon père, dans l’excès de sa douleur, me dit : Ne va pas répandre le bruit que ton frère s’est défait lui-même ; sauve au moins l’honneur de ta misérable famille. »
Il est essentiel de rapporter ces paroles ; il l’est de faire voir que le mensonge, en ce cas, est une piété paternelle, que nul homme n’est obligé de s’accuser soi-même, ni d’accuser son fils ; que l’on n’est point censé faire un faux serment, quand, après avoir prêté serment en justice, on n’avoue pas d’abord ce qu’on avoue ensuite ; que jamais on n’a fait un crime à un accusé de ne pas faire au premier moment les aveux nécessaires ; qu’enfin les Calas n’ont fait que ce qu’ils ont dû faire. Ils ont commencé par vouloir défendre la mémoire du mort, et ils ont fini par se défendre eux-mêmes. Il n’y a dans ce procédé rien que de naturel et d’équitable. Les autres erreurs sont peu de chose, mais il est toujours bon que M. Mariette en soit instruit, afin qu’il n’y ait rien dans sa requête juridique qui ne soit dans l’exacte vérité.
Au reste, il est fort étrange que madame Calas et M. Lavaysse aient laissé subsister, dans le factum de M. de Beaumont, une méprise si préjudiciable.
à M. de Chenevières.
Aux Délices, 30 Octobre 1762 (1).
Mon cher correspondant, nous avons toujours les nouvelles d’Allemagne quatre jours avant vous ; nous avons rarement des détails sûrs. Vous ferez un sensible plaisir à ma nièce et à moi de vouloir bien nous instruire plus particulièrement.
Votre souvenir et votre amitié sont bien plus précieux que tout ce qui se passe aujourd’hui dans l’Europe, et c’est de vos nouvelles surtout que nous voulons. Nous nous soucions fort peu des mauvaises pièces de théâtre et des mauvais livres ; mais nous voudrions savoir, par exemple, s’il est vrai que le pape ait écrit un bref en faveur de l’archevêque de Paris. Peut-être n’en savez-vous rien ; mais continuez toujours, mon ami, à écrire à des gens qui vous aiment.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Chauvelin.
Aux Délices, 1er Novembre 1762.
Puisque votre excellence aime notre tripot à ce point, puisqu’elle se prête avec tant de bonté à nos tragiques bagatelles, voici la scène qui finit l’acte troisième, et voici tout le quatrième acte. Il n’y a plus, à la vérité, tant de fracas à la fin de cet acte quatrième. C’est un beau sujet de tableau qu’une femme mourante, sa fille à ses pieds, un amant furieux venant enlever cette fille qui le repousse, l’amant saisi d’horreur et de pitié, tous les assistants empressés, etc. C’est même pour parvenir à produire ce tableau sur la scène que j’avais arrangé toute la pièce ; mais il est impossible que cette situation subsiste. Je me suis aperçu que Statira n’était là qu’un trouble-fête. Elle venait après une scène intéressante de deux amants, on souhaite qu’elle pardonnât ; mais au contraire elle se réjouissait avec sa fille de ce qu’on allait tuer son amant ; elle s’évanouissait quand sa fille lui représentait qu’une religieuse ne devait pas être si vindicative ; alors Statira devenait presque odieuse, et sa mort était très froide. Ainsi tout ce spectacle préparé pour émouvoir ne faisait qu’un effet ridicule. De plus, le retour de Cassandre auprès d’Olympie n’était pas vraisemblable. Pourquoi quitter le combat ? comment Antigone ne le suivait-il pas ? Mille raisons enfin concouraient pour faire supprimer une situation qui, belle en elle-même, était très mal placée.
Nous venons de jouer le Droit du Seigneur avec un prodigieux succès pour le pays de Gex. Mais quel pays au mois de novembre ! et que mes montagnes sont vilaines en hiver, quand on ne joue pas la comédie !
Je ne renverrai à mes anges d’Argental notre Olympie (vos bontés la font notre) que quand vous et moi serons contents. Je trouve que cette pièce est comme la paix ; elle me paraissait faite, et à mesure qu’on avance elle est difficile à faire. Je supputais hier avec des Anglais qu’ils doivent plus de livres tournois qu’il n’y a de minutes depuis la création du monde, et je crois que nous autres Français nous ne nous éloignons pas trop de ce compte.
Notre troupe se prosterne devant vos excellences, et moi je joins la plus tendre reconnaissance à mon respect.
à M. Damilaville.
3 Novembre 1762.
Mon cher frère, je suis toujours émerveillé que trois vingtièmes (1) ne vous dérobent ni à la philosophie ni à la littérature. Il me semble que cela fait honneur à l’esprit humain. Sera-t-il dit que je mourrai sans vous avoir vu dans ma retraite avec le cher frère Thieriot et l’illustre frère Diderot ?
Voici une lettre pour un digne frère (2) ; ce n’est pas un Omer : je vous supplie de la faire tenir. Que Dieu nous donne des procureurs-généraux qui ressemblent à celui-là !
Notre cher frère saura qu’on est honteux sur cette méprise de cette belle lettre anglaise (3). J’ai bien crié, et je le devais. Il n’est pas mal de mettre une bonne fois le ministère en garde contre les calomnies dont on affuble les gens de lettres.
Je ne sais point encore les conditions de la paix ; mais qu’importent les conditions ? on ne peut trop l’acheter.
L’affaire des Calas n’avance point ; elle est comme la paix. Puissions-nous avoir pour nos étrennes de 1763 un bon arrêt et un bon traité ! mais tout cela est fort rare. Poursuivez l’inf…, je ne fais point de traité avec elle. – Et frère Thieriot, où dort-il ? Valete, fratres.
1 – Damilaville était à la tête des bureaux du vingtième. (G.A.)
2 – La Chalotais. (G.A.)
3 – La lettre à d’Alembert insérée dans un journal anglais. (G.A.)