CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 28
Photo de PAPAPOUSS
à M. Colini.
7 Octobre 1762.
Voici ce qui m’est arrivé, mon cher secrétaire de la famille d’Alexandre et de son altesse électorale palatine. On a représenté Olympie chez moi. Madame Denis y a joué comme mademoiselle Clairon, et mademoiselle Corneille s’est surpassée. Mais la mort de Statira, son évanouissement sur le théâtre, m’ont glacé, et l’amour d’Olympie ne m’a pas paru assez développé. Je deviens très difficile quand il faut plaire à leurs altesses électorales. J’ai tout changé ; et la nouvelle leçon que je vous envoie me paraît infiniment mieux ou infiniment moins mal. Si la pièce n’est pas encore jouée à Schwetzingen, je demande en grâce qu’on diffère jusqu’à ce que les acteurs sachent les trois derniers actes tels que je les ai corrigés. Il s’agit de mériter le suffrage de monseigneur l’électeur ; il ne serait certainement pas content de l’évanouissement de Statira. Il vaut mieux tard que mal, et cela en tout genre.
Je vous supplie instamment de présenter mes très humbles obéissances au chambellan qui dirige les spectacles (1), et à son ami, dont j’ignore le nom (2), mais dont je connais le mérite par des lettres qu’il a écrites à M. de Chenevières, premier commis de la guerre à Versailles. Vous trouverez aisément à débrouiller tout cela. En vérité, je n’ai pas un moment à moi, je suis surchargé de tous côtés. Aimez-moi toujours un peu.
1 – Le baron d’Erbestein. (G.A.)
2 – Le comte de Corsturelles d’Arras. (G.A.)
à la duchesse de Saxe-Gotha.
A Ferney, 8 octobre 1762 (1).
Madame, ce n’est pas ma faute si le curé Jean Meslier et le prédicateur des Cinquante (2) ont été de même avis à deux cents lieues l’un de l’autre. Il faut que la vérité soit bien forte pour se faire sentir avec tant d’uniformité à deux personnes si différentes. Plût à Dieu que le genre humain eût toujours pensé de même ! Le sang humain n’aurait pas coulé depuis le concile de Nicée jusqu’à nos jours, pour des absurdités qui font frémir le sens commun. C’est cet abominable fanatisme qui a fait rouer en dernier lieu, à Toulouse, un père de famille innocent, qui a mis toute sa famille à la mendicité, et qui a été tout prêt à faire périr cette famille vertueuse dans des supplices. S’il n’y avait point eu de confrérie de pénitents blancs à Toulouse, cette catastrophe affreuse ne serait pas arrivée. La guerre est bien funeste, mais le fanatisme l’est encore davantage.
Le conseil d’Etat du roi est à présent saisi de l’affaire. Ce n’a pas été sans peine que je suis parvenu à faire porter des plaintes contre un parlement ; mais il faut secourir hardiment l’innocence et ne rien craindre. Il va paraître un mémoire pour les Calas, signé de quinze avocats de Paris. Il va paraître aussi un plaidoyer d’un avocat (3) au conseil ; ce sont des ouvrages assez longs : comment pourrai-je les envoyer à votre altesse ? J’attendrai ses ordres.
Je m’attendais que d’aussi belles âmes que la sienne, et celle de la grande maîtresse des cœurs seraient touchées de cette horrible aventure. Je me mets aux pieds de votre altesse sérénissime et de toute votre auguste famille, avec le plus profond respect. Grande maîtresse des cœurs, conservez-moi vos bontés.
1 – Editeurs, E. Bayoux et A. François. (G.A.)
2 – Voyez le Sermon des cinquante. (G.A.)
3 – Mariette. (G.A.)
à M. Tronchin de Lyon.
Ferney (1).
Joyar a pu vous dire qu’il n’a point de nièce qui fasse bâtir des théâtres, habille les acteurs, et donne à souper à cent cinquante personnes. Que voulez-vous que je fasse ? Il faut bien souffrir mon plaisir et le payer.
Je me flatte qu’enfin nous ferons obtenir justice aux Calas contre les roueurs de Toulouse. Je ne plaindrai pour cette affaire ni l’argent ni les soins.
Mon frère Thieriot s’en retourne et va philosopher à Paris. Je vous supplie de lui continuer vos bontés, et de lui donner six louis d’or pour l’aider à payer sa diligence ; car frère Thieriot n’est pas aussi riche que votre archevêque.
M. le maréchal de Richelieu est arrivé au moment qu’il l’avait dit, et n’a pas été mécontent de la manière dont nous l’avons reçu. Il va aujourd’hui à Genève et revient à vous mardi matin, c’est-à-dire que demain il se met dans sa dormeuse.
Le séjour de M. le maréchal de Richelieu a été assez gai. Genève a quelquefois besoin de seigneurs d’humeur gaillarde.
1 – Les éditeurs de cette lettre, MM. de Cayrol et A. François, l’ont datée du 27 auguste ; elle ne peut être que du commencement d’octobre. Mettons le 7. (G.A.)
à M. Damilaville.
10 Octobre 1762.
Mes frères et maîtres (1) ont donc envoyé leur réponse à M. de Schowalow. Il est plaisant qu’un Russe favorise des philosophes français, et il est bien horrible que des Français persécutent ces philosophes. J’avais déjà assuré la cour russe de la reconnaissance et des refus de nos sages.
Mes chers frères, continuez à éclairer le monde, que vous devez tant mépriser. Que de bien on ferait, si on s’entendait ! Jean-Jacques eût été un Paul, s’il n’avait pas mieux aimé être un Judas. Helvétius a eu le malheur d’avouer un livre qui l’empêchera d’en faire d’utiles : mais j’en reviens toujours à Jean Meslier. Je ne crois pas que rien puisse jamais faire plus d’effet que le testament d’un prêtre qui demande pardon à Dieu, en mourant, d’avoir trompé les hommes. Son écrit est trop long, trop ennuyeux, et même trop révoltant ; mais l’Extrait est court, et contient tout ce qui mérite d’être lu dans l’original.
Le Sermon des Cinquante, attribué à La Mettrie, à Dumarsais, à un grand prince, est tout à fait édifiant. Il y a vingt exemplaires de ces deux opuscules dans le coin du monde que j’habite. Ils ont fait beaucoup de fruit. Les sages prêtent l’Evangile aux sages ; les jeunes gens se forment, les esprits s’éclairent. Quatre ou cinq personnes à Versailles ont de ces exemplaires sacrés. J’en ai attrapé deux pour ma part, et j’en suis tout à fait édifié. Pourquoi la lampe reste-t-elle sous le boisseau à Paris ? Mes frères, in hoc non laudo. Le brave libraire qui imprime des factums en faveur de l’innocence (2) ne pourrait-il pas aussi imprimer en faveur de la vérité ?
Quoi ! la Gazette ecclésiastique (3) s’imprimera hardiment, et on ne trouvera personne qui se charge de Meslier ? J’ai vu Woolston, à Londres, vendre chez lui vingt mille exemplaires de son livre contre les miracles. Les Anglais, vainqueurs dans les quatre parties du monde, sont encore les vainqueurs des préjugés ; et nous, nous ne chassons que des jésuites, et ne chassons point les erreurs. Qu’importe d’être empoisonné par frère Berthier ou par un janséniste ? Mes frères, écrasez cette canaille. Nous n’avons pas la marine des Anglais, ayons du moins leur raison. Mes chers frères, c’est à vous à donner cette raison à nos pauvres Français. Thieriot est parti pour embrasser nos frères. Ne pourrais-je pas rendre quelque service à ce bon libraire Marlin ou Merlin ? car je n’ai pu lire son nom.
J’embrasse mes frères en Confucius, en Platon, etc. – Ah ! l’inf… !
Je voudrais que mon frère me fit avoir le livre de l’abbé Houtteville, avec les lettres de l’abbé Desfontaines contre l’auteur (4).
Il est plaisant de voir le Mercure du fermier-général Laugeois et du cardinal Dubois écrire pour notre sainte religion, et un b… comme Desfontaines écrire contre. Mais enfin la grâce tire parti de tout.
1 – D’Alembert et Diderot. (G.A.)
2 – Les Mémoires des Calas. (G.A.)
3 – Journal janséniste qui s’imprimait clandestinement. (G.A.)
4 – La Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits. (G.A.)
à M. P. Rousseau.
Au château de Ferney, 10 octobre 1762
Vous m’écrivîtes il y a quelque temps, monsieur, au sujet d’une lettre aussi absurde que criminelle qu’on imprima sous mon nom, au mois de juin, dans le Monthley, journal de Londres.
Je vous marquai (1) mon indignation et mon mépris pour cette plate imposture. Mais comme les noms les plus respectables sont indignement compromis dans cette lettre, il est important d’en connaître l’autre. Je m’engage de donner cinquante louis à quiconque fournira des preuves convaincantes. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Le 20 auguste. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 10 octobre 1762
Mes divins anges, j’ai bien des tribulations : la première, c’est de ne point recevoir de vos nouvelles ;
La seconde, c’est d’avoir vu jouer Cassandre, d’avoir été glacé de l’évanouissement de Statira, et d’avoir été obligé de refaire la valeur de deux actes ;
La troisième, c’est d’être malade ;
La quatrième, c’est la belle lettre qu’on m’impute, et que je vous envoie. Je voudrais qu’on en connût l’auteur, et qu’il fût pendu. Il y a, dit-on, des personnes à Versailles qui croient ce bel ouvrage de moi, et c’est de Versailles qu’on me l’envoie. Il y a apparemment peu de goût dans ce pays-là ; mais je n’imagine pas qu’on puisse m’attribuer longtemps de si énormes bêtises et de si grandes absurdités. Pour peu qu’on réfléchisse, l’impossibilité saute aux yeux. D’ailleurs je suis accoutumé à la calomnie.
Vous ne m’avez jamais dit si vous aviez présenté ma petite félicitation (1) à M. le comte de Choiseul. J’attends votre réponse sur le Tronchin (2), qui peut lui être utile, et qui a assez de mérite et de bien pour se passer d’être utile.
Vous pensez bien qu’en refaisant Olympie, je n’ai pu songer ni à Mariamne ni à Œdipe. Je ne me porte pas assez bien pour avoir à la fois trois tragédies sur le métier, et une calomnie sur les bras.
Je vous renouvelle mes tendres respects.
1 – Lettre du 6 Septembre. (G.A.)
2 – Voyez la lettre du 23 Septembre à d’Argental. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
11 Octobre 1762.
Je reçois la lettre, du 4 Octobre, de mes divins anges. Tant mieux que M. le comte de Choiseul n’ait besoin de personne ; tant mieux que la prise de la Havane (que nous avions il y a huit jours) ne nuise point aux négociations de la paix ; tant mieux que les malheurs de la France et de l’Espagne, qui, réunies à la maison d’Autriche, auraient dû donner la loi à l’Europe, contribuent à cette paix devenue si nécessaire.
Pour revenir au Tripot, M. le maréchal de Richelieu m’a montré un projet de déclaration du roi, enregistrable au parlement, en faveur des comédiens. J’ai pris la liberté d’y mettre quelques mots qu’il a approuvés.
Il faut que mes anges n’aient pas reçu en leur temps les vers qui terminent la tragédie de Zulime tels qu’ils ont été en dernier lieu récités dans notre tripot, et tels qu’ils doivent faire effet à Paris, à moins qu’on n’ait le diable au corps.
J’ai mandé que nous avions joué Olympie ; j’étais souffleur : j’ai jugé, j’ai condamné, j’ai refait, et tout va bien. Le rôle d’Olympie est devenu le rôle principal ; cela était absolument nécessaire.
J’ai fait part à mes anges de l’infâme tracasserie qu’on me fait : je leur ai envoyé la lettre qu’on m’impute. Je serais bien fâché, pour M. le duc de Choiseul, qu’il m’eût soupçonné un moment. Comment, avec le goût et l’esprit qu’il a, pourrait-il avoir eu un si abominable moment de distraction ? J’avoue que je voudrais qu’on pût trouver et punir l’auteur de cette coupable impertinence.
Mes anges ne m’ont jamais dit s’ils avaient donné mon petit compliment à M. le comte de Choiseul.
à M. Damilaville.
15 Octobre 1762.
Je vous ai déjà, mon cher frère, envoyé une lettre importante pour M. d’Alembert (1) ; en voici une seconde : la chose presse, c’est une blessure qui demande un prompte appareil. Mais comment se peut-il faire qu’un billet innocent, à vous envoyé il y a près de cinq mois, ait pu produire une pareille horreur ? Tâchez, mes frères, de remonter à la source. Vous voyez quels coups on veut porter aux bons citoyens, qu’on appelle par dérision philosophes, et qu’on ne doit nommer ainsi que par respect. La calomnie sera confondue.
M. le duc de Choiseul m’a écrit quatre pages sur cette horreur dont il m’a cru coupable. Mais comment m’a-t-il pu soupçonner d’une telle bêtise, d’une telle folie, de telles expressions, d’un tel style, lui qui a de l’esprit et du goût ? Le poids des affaires publiques empêche qu’on ne voie avec attention les affaires des particuliers ; on juge rapidement, on juge au hasard, on n’examine rien ; on avale la calomnie comme du vin de Champagne, et on rend son vin sur le visage du calomnié. Je suis pénétré de colère et de douleur. J’envoie à M. le duc de Choiseul le duplicata de ma lettre à M. d’Alembert ; je crierai jusqu’à ce que je sois mort.
Je crois que j’envoyai à mon frère le billet qui a causé tant de fracas et produit tant de calomnies ; c’était au mois de mai (2), ou je suis fort trompé. A qui l’a-t-on montré ? Ce billet, autant qu’il m’en souvient, était très vif et très innocent ; on l’a brodé d’infamies et
d’horreurs.
Recherche et vengeance.
1 – Celle du 15 Septembre. (G.A.)
2 – C’était en mars. (G.A.)