CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 27
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à M. le docteur Tronchin (1)
1762.
Mon cher Esculape, je sais bien qu’il faut recevoir sans murmure tous les petits agréments que la nature a bien voulu attacher à la vieillesse. Cependant, si on peut les adoucir et les prévenir, c’est encore le mieux. Il y a plus de six mois que ma tête murmure et bourdonne : les doctes distinguent entre le bourdonnement et le sifflement ; mais le fait est que je deviens sourd de jour en jour et d’heure en heure ; je suis le surdus loquens ; faites-moi, s’il vous plaît, le surdus audiens, afin qu’on puisse me dire : A bon entendeur, salut.
N’avez-vous point quelque tour dans votre sac dont vous puissiez m’aider ? sinon, je suis résigné à être de la confrérie des sourds. S’il y a obstruction dans le nerf auditif, je crois qu’il n’y a point de salut pour moi à mon âge ; mais si c’est uniquement tension et sécheresse, j’espère dans ce bel axiome : Contraria contrariis curantur.
1 – Les deux billets suivants, édités par MM. de Cayrol et A. François, ont dû être écrits vers cette époque. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin.
Dimanche matin…
Le sourdaud avise Esculape que M. le duc de Villars l’attend à dîner aujourd’hui dimanche. On enverra un carrosse à mon cher Esculape à l’heure qu’il ordonnera. Je l’ai déjà supplié de me mettre aux pieds de madame la duchesse d’Enville, en qualité de sourdaud qui n’ose et ne peut se montrer ; je lui serai très obligé.
J’ai toujours le bruit d’un moulin dans la tête et les sentiments les plus nets dans le cœur pour mon cher philosophe.
à M. le comte de Schowalow.
A Ferney, 25 Septembre 1762.
Monsieur, j’ai reçu votre lettre à table, et nous avons tous pris la liberté de boire à la santé de sa majesté impériale, et de lui souhaiter une vie aussi longue et aussi heureuse qu’elle le mérite. M. le duc de Villars, fils de l’illustre maréchal dont le nom a pénétré sans doute dans votre cour, était à la tête de nos buveurs. Nous avions quelques philosophes qui s’intéressent à l’Encyclopédie. Nous avons tous senti les transports que la magnanimité de votre auguste souveraine doit inspirer. Nous vous avons béni, monsieur ; et, sans manquer au respect que nous avons pour sa majesté, nous avons joint votre nom au sien, comme on joignait autrefois celui de Mécène à celui d’Auguste. Je doute que les savants qui ont entrepris l’Encyclopédie puissent profiter des bontés de sa majesté impériale (1), attendu les engagements qu’ils ont pris en France ; mais sûrement l’offre que votre excellence leur fait sera regardée par eux comme la plus digne récompense de leurs travaux, et votre nom sera célébré par eux comme il doit l’être. Il faut avouer qu’il y a beaucoup d’articles, dans ce Dictionnaire utile, qui ne sont pas dignes de MM. d’Alembert et Diderot, parce qu’ils ne sont pas de leur main. Il faudra absolument les refondre dans une seconde édition, et mon avis serait que cette seconde édition se fît dans votre empire. Rien ne serait plus honorable aux lettres : j’ose dire que la gloire de votre illustre souveraine n’en serait pas diminuée. Il n’y a jamais eu que les grands hommes qui aient fait fleurir les arts. L’impératrice sera regardée comme un grand homme. J’écris fortement à M. Diderot pour lui persuader, s’il est possible, d’achever la première édition sous vos auspices. Votre excellence a dû recevoir, par la poste de Strasbourg, ma réponse aux nouvelles heureuses dont vous m’avez honoré. Je vous réitère mes hommages, ma reconnaissance, et tous les sentiments que je vous dois. On commencera l’Histoire de Pierre-le-Grand dans peu de mois : on fait fondre de nouveaux caractères. Il y a déjà six volumes imprimés du Corneille, et il n’est pas possible d’imprimer à la fois deux ouvrages, dont chacun demande la plus grande attention. Puisse bientôt la paix, rendue à l’Europe, laisser aux esprits la liberté de cultiver les arts, et de vous imiter ! J’ai écrit à M. Boris de Soltikof. Je serais bien fâché qu’un homme de son mérite, et d’un mérite formé par vous, ne conservât pas pour moi un peu d’amitié.
Agréer le tendre respect avec lequel je serai toute ma vie, etc.
1 – Catherine II invitait les encyclopédistes à venir terminer leur Dictionnaire en Russie. (G.A.)
à M. Goldoni.
Au château de Ferney, par Genève,
25 Septembre 1762 (1).
J’ai hasardé, monsieur, une lettre que j’ai adressée (2) à Paris, sans savoir si vous y étiez arrivé. Je hasarde encore celle-ci sans savoir où vous demeurez. J’espère que votre nom suffira pour que ma lettre vous soit rendue. C’est seulement pour vous dire que j’ai reçu le paquet dont vous m’avez honoré, et que je manque de termes, soit en français, soit en italien, pour vous dire à quel point je vous estime et je vous honore. Vous devez être excédé de compliments et d’empressement. Je ne veux pas joindre à la fatigue des plaisirs de Paris celle d’une plus longue lettre.
Agréez les tendres sentiments du plus grand admirateur que vous ayez dans le voisinage des Alpes.
Il povero ammalato non puote scrivere.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le 28 auguste. (G.A.)
à M. Diderot.
25 Septembre 1762.
Eh bien ! illustre philosophe, que dites-vous de l’impératrice de Russie ? ne trouvez-vous pas que sa proposition est le plus énorme soufflet qu’on pût appliquer sur la joue d’un Omer ? En quel temps sommes-nous ! c’est la France qui persécute la philosophie, et ce sont les Scythes qui la favorisent ! M. de Schowalow me charge d’obtenir de vous que la Russie soit honorée de l’impression de votre Encyclopédie. M. de Schowalow est fort au-dessus d’Anacharsis, et il a toute la ferveur de ce zèle que donnent les arts naissants, et que nous avions sous François Ier.
Je doute que vos engagements pris à Paris vous permettent de faire à Riga la faveur qu’on demande ; mais goûtez la consolation et l’honneur d’être recherché par une héroïne, tandis que des Chaumeix, des Berthier, et des Omer, osent vous persécuter. Quelque parti que vous preniez, je vous recommande l’inf… ; il faut la détruire chez les honnêtes gens, et la laisser à la canaille grande ou petite, pour laquelle elle est faite.
Je vous révère autant que je le dois. Voulez-vous m’envoyer votre réponse à M. de Schowalow ? Il n’y a qu’à la donner à notre frère (1).
1 – M. Damilaville. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
28 Septembre 1762.
Je réponds, ô mes anges gardiens ! à votre béatifique lettre dont Roscius a été le scribe, et je vous envoie la façon dont nous jouons toujours Zulime. Je peux vous répondre que cette fin est déchirante, et que si on suit notre leçon on ne s’en trouvera pas mal.
Ce n’est pas que j’aie jamais regardé Zulime comme une tragédie du premier ordre. Vous savez combien j’ai résisté à ceux qui avaient le malheur de la préférer à Tancrède, qui est, à mon gré, un ouvrage très théâtral, un véritable spectacle, et qui a de plus le mérite de l’invention et de la singularité, mérite que n’a point Zulime.
Je vous supplie très instamment de vous opposer à cette fureur d’écourter toutes les fins des pièces : il vaut bien mieux ne les point jouer. Quel est le père qui voulût qu’on coupât les pieds à son fils ?
Lekain m’a envoyé la façon dont il dit qu’on joue Zaïre ; cela est abominable. Pourquoi estropier ma pièce au bout de vingt ans ? Il me semble qu’il se prépare un siècle d’un goût bien dépravé. Je n’ai pas mal fait de renoncer au monde : je ne regrette que vous dans Paris.
Je n’aurai M. le maréchal de Richelieu que dans quelques jours. Notre Tripot ne laisse pas de nous donner de la peine. Ce n’est pas toujours une chose aisée de rassembler une quinzaine d’acteurs au pied du mont Jura, et il est encore plus difficile de conserver ses yeux et ses oreilles à soixante-huit ans passés, avec un corps des plus minces et des plus frêles.
Je vous ai écrit sur les Calas (1). Je vous ai adressé mon petit compliment à M. le comte de Choiseul. Vous ne m’avez point dit s’il en est bien mécontent.
Je vous ai adressé (2) un petit mémoire très politique qui ne me regarde pas.
Je suis un peu en peine de mon impératrice Catherine. Vous savez qu’elle m’avait engagé à obtenir des encyclopédistes, persécutés par cet Omer, de venir imprimer leur dictionnaire chez elle. Ce soufflet, donné aux sots et aux fripons, du fond de la Scythie, était pour moi une grande consolation, et devait vous plaire ; mais je crains bien qu’Ivan ne détrône notre bienfaitrice, et que ce jeune russe, élevé en Russe chez des moines russes, ne soit point du tout philosophe.
Je vous conjure, mes divins anges, de me dire ce que vous savez de ma Catherine.
Je baise le bout de vos ailes plus que jamais.
1 – Lettre du 6 Septembre. (G.A.)
2 – 23 Septembre. (G.A.)
à M. le cardinal de Bernis
A Ferney, le 7 octobre
Vous n’avez peut-être pas été content, monseigneur, des derniers mémoires que j’ai envoyés à votre éminence sur les Calas. Vous avez pu croire que toutes ces brochures étaient des pièces inutiles. Cependant j’ai tant fait, que l’affaire est au conseil d’Etat ; nous avons une consultation de quinze avocats. C’est un grand préjugé en faveur de la cause. La voix impartiale de quinze avocats doit diriger celle des juges.
Je ne vous ai point envoyé Olympie, parce que je l’ai fait jouer, et que, l’ayant vue, je n’ai point du tout été content. J’ai trouvé que Statira s’évanouissait mal à propos. J’ai senti que l’amour d’Olympie n’était pas assez développé, et que les passions doivent être un peu plus babillardes pour toucher le cœur. Je refais donc les trois derniers actes ; car je veux mériter votre suffrage, et je persiste à croire qu’il faut se corriger, jusqu’à ce que la mort nous empêche de mieux faire. Nous avons eu dans mon trou une demi-douzaine de pairs, soit anglais, soit français. C’est la monnaie d’un cardinal : mais je ne me console point que vous n’ayez pas eu quelque bonne maladie en Jésus-Christ qui vous ait mené consulter Tronchin. C’est un malheur pour moi que votre bonne santé ; mais je pardonne à votre éminence.
Permettra-t-elle que je mette dans cette enveloppe un petit paquet pour notre secrétaire perpétuel (1) ? car je soupçonne qu’ayant été auprès de vous, il y est encore. Assurément j’en aurais usé ainsi. Agréez toujours le tendre respect du vieillard des Alpes, qui n’est pas le vieux de la montagne.
1 – Duclos. (G.A.)
à M. Duclos.
A Ferney, 7 Octobre 1762.
Je présume, monsieur, que vous êtes encore à Vic-sur-Aisne (1). Je me doute qu’on ne peut pas quitter aisément le maître du château. J’attendrai que je sois sûr de votre retour à Paris pour amuser l’Académie d’un Héraclius traduit de l’espagnol, qui est à peu près à l’Héraclius de Corneille ce que le César de Shakespeare est à Cinna.
Je vous prie, en attendant, de vouloir bien faire passer ma réponse (2) et nos remerciements à M. le secrétaire du bureau d’agriculture de Bretagne, supposé que ce soit là son titre. Je n’ai ici ni son livre ni sa lettre, qui sont aux Délices sous un tas de paperasses qu’on a transportées à la hâte pour faire place à ceux à qui j’ai prêté cette maison. Ayez la bonté, je vous prie, de faire mettre le dessus.
Le Corneille avance : Héraclius et Rodogune sont imprimés. Le reste demandera moins de peine. Je compte toujours sur les bontés de l’Académie et sur les vôtres.
Vous avez dû recevoir des mémoires pour les Calas. Je demande votre suffrage pour cette famille si infortunée et si innocente. La voix des gens d’esprit dirige quelquefois celle des juges.
1 – Au château de Bernis. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)