CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1762 - Partie 26

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à M. Damilaville.

18 Septembre 1762.

 

          Ah ! ah ! mon frère, on croit donc que je veux immoler Corneille sur l’autel que je lui dresse ! Il est vrai que je respecte la vérité beaucoup plus que Pierre ; mais lisez, et renvoyez-moi ces cahiers, après les avoir fait lire à frère Platon.

 

          J’attends la prophétie d’Elie Beaumont, qui fera condamner les juges iniques, comme l’autre Elie fit condamner les prêtres de Baal. Nous prions mon cher frère de dire au second Elie que cent mille hommes le loueront, le béniront, et le remercieront.

 

          Nous envoyons au cher frère la belle lettre de J.-J. Rousseau au cuistre de Motiers-Travers (1). On peut juger de la conduite noble et conséquente de ce Jean-Jacques. Ne trouvez-vous pas que voilà une belle fin ? Je mourrai avec le chagrin d’avoir vu la philosophie trahie par les philosophes et des hommes qui pouvaient éclairer le monde, s’ils avaient été réunis. Mais, mon cher frère, malgré la trahison de Judas, les apôtres persévérèrent.

 

          On cherche à connaître quel est l’auteur d’un libelle intitulé les Erreurs de Voltaire, imprimé à Avignon : on prétend que c’est un jésuite (2). Son livre contient en effet beaucoup d’erreurs, mais ce sont les siennes : cela est tout à fait jésuitique. C’est un tissu de sottises et d’injures, le tout pour la plus grande gloire de Dieu. Il est bon de lui donner sur les oreilles. M. Diderot est prié de savoir le nom du porteur d’oreilles.

 

          Les farceurs de Paris joueront le Droit du Seigneur quand ils voudront ; mais ils n’auront Cassandre que quand ils auront satisfait à ce devoir.

 

          Je désire chrétiennement que le Testament du curé se multiplie comme les cinq pains, et nourrisse les âmes de quatre à cinq mille hommes ; car j’ai plus que jamais l’inf… en horreur, et j’aime plus que jamais mon frère.

 

1 – Lettre de Rousseau à Montmolin, du 24 Août. (G.A.)

2 – Nonnotte. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte de La Touraille.

Genève, 20 Septembre 1762.

 

          Je vous félicite, monsieur, sur les deux dernières victoires que M. le prince de Condé vient de remporter (1). Les héros de cette maison se sont tous fait une habitude de vaincre ; ils ont été successivement la terreur et la gloire de leurs souverains.

 

          Quand reviendrez-vous à Paris ? Je vous aimerais tout autant à l’hôtel de Condé qu’à la poursuite du prince héréditaire.

 

          Vous m’avez l’air, monsieur, de penser un jour comme un de vos précurseurs, homme de qualité, attaché à un autre grand Condé qu’il se laissa d’accompagner dans ses dernières campagnes.

 

          Autant que je m’en souviens, voici de petits vers qu’il fit en se retirant dans ses terres. Je les tiens d’un intime ami de feu S.A.S. M. le duc. Ces vers sont très bons pour un militaire : le héros, tout héros qu’il était, en connaissait le prix. Cela prouve du moins que l’âge amène quelquefois la sagesse.

 

Je laisse mon illustre maître,

Insatiable de lauriers ;

Philosophe autant qu’on peut l’être,

Je vais mourir dans mes foyers,

Où, traînant ma faible vieillesse,

Dont je sens déjà le fardeau,

J’irai, conduit par la Paresse,

Occuper mon petit tombeau.

Je suis las du bruit que vous faites,

Dieu des combats, terrible Mars ;

Et, sans tambours et sans trompettes,

Je vais quitter vos étendards

Pour aller dans ma solitude,

Au lieu de foudres entouré,

Commencer ma béatitude

Près de mon paisible curé,

Qui, s’en tenant à son bréviaire,

Doux, charitable, et point cafard,

Ne recommande, à tout hasard,

Que l’aumône et que la prière, etc., etc.

 

          Vous vous plaignez de votre santé, monsieur ; c’est bien à vous d’en parler à un homme qui attend la mort dans son lit de douleur, tandis que vous courez la chercher sur des champs de bataille ? Dans tous les cas, monsieur, appelez à votre secours la bonne philosophie, qui soutient le faible, et qui console le malade.

 

          Mais j’ose à peine prononcer ce mot de philosophie. Tant de gens sont payés pour la craindre et pour la combattre, qu’on ne sait à qui l’on parle. Vous me paraissez, monsieur, digne d’en sentir et d’en prouver les avantages. Recevez avec vos bontés ordinaires le sincère hommage du vieux malade.

 

1 – Il avait repoussé le prince Ferdinand à Gruningen et pris une grande part à la victoire de Joannisberg, du 30 Août. La Touraille était écuyer du prince de Condé. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Colini.

A Ferney, 20 Septembre 1762.

 

          Si le désir extrême de revoir Schwelzingen pouvait recevoir d’autre motif que celui de faire ma cour à leurs altesses électorales, je sens que l’envie de voir votre beau théâtre pourrait entrer pour quelque chose dans mes idées. Votre bûcher, mon cher intendant du temple, est bien au-dessus de mon bûcher ; mais aussi je n’ai pas un théâtre aussi étendu que le vôtre. Il n’appartient pas au philosophe de Ferney d’avoir le théâtre d’un électeur. J’ai été obligé de me servir de coulisses, parce que la place me manquait. J’ai fait percer ces coulisses à jour ; les flammes qui s’élevaient derrière ces coulisses jetaient des étincelles à travers ces ouvertures ; tout était enflammé : mais ma petite invention n’approche pas de celle dont vous m’envoyez le plan. Présentez, je vous prie, à S.A.E. mes remerciements et mon respect.

 

          Je ne doute pas que vous n’ayez donné à l’actrice qui représente Olympie l’intelligence de son rôle. Elle doit en général dire Je vous hais avec la plus douloureuse tendresse ; elle doit varier ses tons, être pénétrée. Tout doit être animé dans cette pièce, sans quoi la magnificence du spectacle ne servirait qu’à faire remarquer davantage la froideur des acteurs.

 

         J’attends votre Précis de l’Histoire du palatinat du Rhin ; et si je n’ai pas le bonheur de revoir ce beau pays, j’aurai la consolation de le voir dans votre ouvrage. Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

 

 

 

 

à M. le marquis de Chauvelin

A Ferney, 21 septembre 1762

 

 

          Dieu m’a rendu une oreille et un œil ; votre excellence m’avouera que je ne peux pas chanter la chanson de l’aveugle :

                                                         Dieu, qui fait tout pour le mieux,

M’a fait une grande grâce ;

Il m’a crevé les deux yeux,

Et réduit à la besace (1).

 

          J’ai lu très aisément la lettre dont vous m’avez honoré ; mais c’est que le plaisir rend la visière plus nette. Je ne sais, monsieur, si vous en aurez beaucoup en relisant Cassandre : elle est mieux qu’elle n’était ; mais je crois qu’elle a encore grand besoin de vos lumières et de vos bontés. Un moine, très honnête homme, doit vous l’avoir remise : vous le connaissez déjà sans doute ; c’est le bibliothécaire de l’infant, qui accompagne M. le prince Lanti. Je l’aurais bien chargé d’un paquet de Calas ; mais j’étais à Ferney ; je n’avais plus d’exemplaires de ces mémoires ; Cramer n’était point à Genève. J’ai manqué l’occasion ; je vous en demande pardon. J’envoie chez M. de Montpéroux un petit ballot de ces écritures ou écrits : il pourra aisément vous le faire tenir ; il y a toujours quelqu’un qui va à Turin : mais je vous avertis que ces mémoires ne sont que de faibles escarmouches, la vraie bataille se donne actuellement par seize avocats de Paris, qui ont signé une consultation. Cet ouvrage me paraît un chef-d’œuvre de raison, de jurisprudence, et d’éloquence. Cette affaire devient bien importante ; elle intéresse les nations et les religions. Quelle satisfaction le parlement de Toulouse pourra-t-il jamais faire à une veuve dont il a roué le mari, et qu’il a réduite à la mendicité, avec deux filles et trois garçons qui ne peuvent plus avoir d’état ? Pour moi, je ne connais point d’assassinat plus horrible et plus punissable que celui qui est commis avec le glaive de la loi.

 

          Je ne crois pas que Catherine II jouisse longtemps de la mort de son mari. Vous savez quel désordre agite à présent la Russie.

 

          Dieu veuille que le duc de Bedfort ne vienne pas jouer à Paris le rôle de M. Stancey (2).

 

          Mille profonds respects à vos excellences.

 

1 – Vieille chanson. (G.A.)

2 – En même temps que Nivernais allait négocier à Londres, Bedford venait négocier à Versailles. Un an auparavant, Bussy et Stanley avaient été chargés de missions semblables, mais sans obtenir de résultats. (G.A.)

 

 

 

 

à M. Elie de Beaumont

A Ferney, ce 22 septembre 1762

 

          Jusqu’à présent il ne s’était trouvé qu’une voix dans le désert qui avait crié : Pare vias Domini. Votre mémoire (1) est assurément l’ouvrage du maître : je ne sais rien de si convaincant et de si touchant. Mon indignation contre l’arrêt de Toulouse en a redoublé, et mes larmes ont recommencé à couler.

 

          Je suis convaincu que vous parviendrez à faire réformer l’arrêt de Toulouse. Votre conduite généreuse est digne de votre éloquence. Cette cruelle affaire, qui doit vous faire un honneur infini, achève de me prouver ce que j’ai toujours pensé, que nos lois sont bien imparfaites. Presque tout me paraît abandonné au sentiment arbitraire des juges. Il est bien étrange que l’ordonnance criminelle de Louis XIV ait si peu pourvu à la sûreté des hommes, et qu’on soit obligé de recourir aux Capitulaires de Charlemagne.

 

          Votre Mémoire doit désormais servir de règle dans des cas pareils. Le fanatisme en fournit quelquefois. J’ai lu trois fois votre ouvrage ; j’ai été aussi touché à la troisième lecture qu’à la première.

 

          J’ajoute aux trois impossibilités que vous mettez dans un si beau jour, une quatrième : c’est celle de résister à vos raisons. Je joins ma reconnaissance à celle que les Calas vous doivent. J’ose dire que les juges de Toulouse vous en doivent aussi, vous les avez éclairés sur leurs fautes. Si j’avais le malheur d’être de leur corps, je leur proposerais, sur la seule lecture de votre factum, de demander pardon à la famille qu’ils ont perdue, et de lui faire une pension. Je les tiens indignes de leur place s’ils ne prennent pas ce parti.

 

          L’estime que vous m’inspirez, monsieur, me met presque en droit de vous demander instamment votre amitié. Vous avez une femme digne de vous ; agréez mes respects l’un et l’autre, et tous les sentiments avec lesquels je serai toute ma vie, monsieur, votre, etc.

 

1 – Pour les Calas. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

Au château de Ferney, par Genève,

23 Septembre 1762 (1).

 

          Quand j’ai un moment de santé, mes divins anges, j’écris de ma main. Voici par exemple une longue lettre ci-jointe (2), sur laquelle je m’en remets à votre sagesse, et sur laquelle je vous supplie de me faire réponse le plus tôt que vous pourrez.

 

          Je rabote encore un peu Olympie : on n’a jamais fait avec une tragédie. Point de nouvelles encore du factum de Mariette.

 

         Je vous assure qu’Olympie forme un beau spectacle. Tenez, voilà le plan des décorations et du bûcher de Manheim ; amusez-vous de cela, et conservez-moi vos bontés. Pour peu que j’aie de tête et de loisir, je reprendrai Œdipe en sous-œuvre.

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La lettre suivante. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental

Au château de Ferney, 23 septembre 1762

 

          Mes divins anges, je dois d’abord vous dire combien j’ai été frappé du Mémoire de M. de Beaumont. Il me semble que chaque ligne porte la conviction avec elle. Je lui en ai fait mon compliment. Je crois qu’il est impossible que les juges résistent à la vérité et à l’éloquence.

 

          Voici une autre affaire dont les objets peuvent être plus importants, quoique moins tragiques. C’est à M. le comte de Choiseul à voir s’il trouvera mon idée praticable ; je la soumets à ses lumières et à sa prudence. Le secrétaire de l’ambassade anglaise est, comme vous savez, l’âme unique de cette négociation, et elle peut avoir quelques épines. Ce secrétaire a un beau-frère et un ami dans un homme de la famille des Tronchin.

 

          Vous n’ignorez pas combien cette famille est attachée à la France. Celui dont je vous parle y a tout son bien ; il est fils d’un premier syndic de Genève, homme d’esprit et de probité, comme tous les Tronchin le sont, très capable de rendre des services avec autant d’honneur que de zèle. Son beau-frère a en lui une entière confiance. Peut-être n’y a-t-il pas de moyen plus sûr et plus honnête d’aplanir les difficultés qui pourront survenir, et de faire agréer les insinuations contre lesquelles on serait en garde si elles venaient de la part du ministère de France, et qu’on recevrait avec moins de défiance si elles étaient inspirées par un parent et par un ami. Je peux vous répondre que M. Tronchin servira la France avec le plus grand empressement, sans manquer en rien à ce qu’il doit à son beau-frère. Je n’imagine pas que M. le comte de Choiseul puisse jamais trouver une personne plus capable de répondre à ses vues pacifiques et généreuses, et plus digne de toute sa confiance dans une négociation si importante.

 

          C’est une idée qui m’est venue, et qui peut-être mérite d’être approfondie et suivie. Mon suffrage est bien peu de chose ; mais soyez bien persuadé que je ne ferais pas une telle proposition, si je n’étais pas sûr de la probité et du zèle de M. Tronchin. Si on ne trouve pas mon offre déraisonnable, que M. le comte de Choiseul me donne ses ordres ou par lui-même ou par vous, c’est la même chose ; et que Dieu nous donne la paix. Je ne sais s’il est bien vrai qu’il y ait une guerre commencée en Russie, mais je suis sûr qu’il y a des nuages.

 

          Je n’ai point encore eu de nouvelles de M. le maréchal de Richelieu ; je le crois à Lyon avec madame la comtesse de Lauraguais. S’ils viennent tous deux chez Baucis et Philémon, Ferney sera bien étonné d’être la cour des pairs.

 

          Nous avons joué aujourd’hui Olympie devant MM. de La Rocheguyon et de Villars. Cela n’a pas été trop mal ; mais cela pourrait être mieux. Il n’y avait que moi qui ne savais pas mon rôle, tant je songeais à ceux des autres. Mille tendres respects.

 

 

 

 

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